Chap 37
Ouroboros
par Julie Goossens
Premier film de Mathieu Volpe, né à Rome en 1990, Il Segreto del Serpente est un documentaire fiction de dix-huit minutes réalisé en 2014 dans le cadre de son projet de fin d’études en réalisation documentaire à l’Institut des Arts de Diffusion de Louvain-La-Neuve. Dans ce court-métrage poétique, le jeune réalisateur revient sur les traces d’un été passé trois années auparavant avec un ami à Monopoli, la ville de son enfance, située dans la région des Pouilles au sud de l’Italie. Retournant sur les lieux de leurs errances, il recherche le souvenir de cet ami qu’il a aimé et qui est désormais parti.
Tous les lieux visités nous renvoient au passage du temps et à la disparition progressive des traces et des souvenirs. Une voix off en italien nous raconte à la première personne les réminiscences et anecdotes de cette histoire d’amour jamais commencée, pour aboutir à un questionnement plus universel sur les images comme traces de la vie et sur la nécessité de l’oubli pour guérir nos blessures secrètes.
Produit par Médiadiffusion, l’atelier de l’Institut des Arts de Diffusion, qui a comme objectif de permettre la réalisation des travaux de fin d’études des étudiants en master sous forme de courts-métrages ou de clips, ce documentaire a bénéficié d’une subvention du Centre du Cinéma de la Fédération Wallonie-Bruxelles ainsi que d’une bourse de la Société Civile des Auteurs Multimédia (SCAM). Mathieu Volpe a été encadré pour ce projet par la réalisatrice belge et professeure à l’Institut des Arts de Diffusion, Bénédicte Liénard. Il s’est ensuite entouré d’une équipe de huit autres étudiants de l’I.A.D, dont Pierre-Edouard Jasmin à la photographie, Emilie Sornasse en assistante caméra et Luis Trinques à la prise de son, qui sont présentés à la fin du documentaire. La voix off est celle de Pietro Marullo, metteur en scène et performer italien vivant à Bruxelles. Les étudiants travaillant bénévolement et le matériel ayant été mis à disposition par l’école, le budget alloué a principalement couvert les frais liés au transport de l’équipe et du matériel de la Belgique vers l’Italie, ainsi que les coûts engendrés par onze jours de tournage et l’utilisation de divers supports d’images, dont certains assez onéreux comme la pellicule. IlSegreto del Serpente a été récompensé du prix du meilleur film expérimental au St Coud Festival (2014), du prix de la découverte de la SCAM au Festival du Film sur l’Art de l’ISELP (2014), du prix du meilleur documentaire au BUtiful Film Festival de Bournemouth (2014) et du prix du meilleur court-métrage expérimental du Zinegoak de Bilbao (2015).
Partant d’un épisode de son histoire personnelle et autobiographique, un voyage sur les terres de son enfance avec la personne qu’il aimait, Mathieu Volpe trouve son inspiration pour son scénario dans Lettres d’amour en Somalie de Frédéric Mitterand (1982), sorte de journal intime où Mitterand décrit la Somalie en parlant avec nostalgie de l’être aimé. Pour l’écriture de la voix off, il s’inspire ensuite des textes mélancoliques de l’écrivain allemand W. G. Sebald (1944-2001), ainsi que de ceux du réalisateur français Chris Marker, et plus particulièrement de son film La Jetée (1962), auquel il reprend le procédé narratif principal mais également l’intégration de photographies argentiques noir et blanc au sein du récit. Douce et mélancolique, la voix coule tout au long de l’oeuvre, accompagnée de sons traités de manière discrète et subtile : des nappes sonores réalisées au synthétiseur apportant une dimension éthérée et mystérieuse, des bruits d’ambiance (la mer, le vent, des aboiements, des criquets, etc.), des morceaux de musique classique dont Nuages de Claude Debussy et enfin un morceau de fanfare qui vient clôturer le récit.
L’auteur se plonge dans ses souvenirs en commentant des images très diverses, aussi bien numériques qu’argentiques, photographiques ou filmiques, qui représentent autant de traces de l’être aimé. Celles-ci, en plus de conférer un caractère expérimental au documentaire, fonctionnent comme des repères temporels. Les images capturées lors des événements, soit trois ans auparavant et qui font office d’archives, sont en Super 8 noir et blanc, ou encore, comme lors de la première séquence, filmées à l’iPhone 4 avec un traitement 8 mm couleur ; tandis que celles prises lorsque l’auteur revient sur les lieux sont filmées avec une caméra numérique et apparaissent plus nettes et de format plus large (format historique, 4/3). Seules les dernières minutes du film représentant la procession dans la cathédrale de Monopoli sont tournées en 16 mm couleur. Plus grises et avec un grain plus épais, ces images symbolisent la synthèse entre passé et présent qui se répondent tout au long de la narration, tout en insérant une réflexion sur le passé ancré dans le présent avec cette procession renouvelée d’année en année depuis plusieurs siècles.
Par l’utilisation d’une voix off pour relater des impressions personnelles, le cinéma de Mathieu Volpe s’inscrit directement dans ce que Dominique Païni décrit dans Une encyclopédie des cinémas de Belgique comme une tradition égotiste, « intime » et diariste du cinéma belge.[1] Celle-ci est notamment représentée par les cinéastes belges ayant influencé le réalisateur, avec lesquels il partage d’ailleurs l’intégration de supports multiples : Claudio Pazienza qui, dans Tableau avec chutes (1997), mêle un journal intime avec des entretiens divers et une enquête autour de La Chute d’Icare de Bruegel; Olivier Smolders qui utilise le Super 8 et la photographie argentique dans son court-métrage Mort à Vignole (1998), interrogeant la façon dont les images familiales interviennent dans les histoires d’amour et de mort; Bénédicte Liénard qui traite de son autobiographie familiale en multipliant les supports dans D’arbres et de charbon (2012); mais surtout Mary Jimenez qui réalise Du verbe aimer (1984) dans lequel elle filme les traces de sa mère défunte en faisant également varier les supports d’images.
Sur les traces de cet amour perdu, Il Segretodel Serpente nous emporte dans les paysages du sud de l’Italie où chaque plan évoque la mélancolie éprouvée par l’auteur. Traités par morceaux, ces paysages nous apparaissent indistincts, difficiles à reconstituer, comme dans un souvenir, mais également emprunts de mystère à la manière des paysages dépeints par Giorgio De Chirico. Presque toujours vides, à l’exception de quelques vieillards qui évoluent telles des ombres et lors de la procession, ils évoquent ainsi l’absence et la disparition. Ces paysages renvoient également à la ruine et au passé révolu comme la carrière qui porte des empreintes de dinosaures, la fresque byzantine de l’église rupestre, les remparts de la ville usés par les vagues, les parois de la grotte, ou encore la campagne et ses arbres aux troncs sinueux. Cette absence de vie et ces ruines nous donnent l’impression que le temps s’est figé. Le paysage de la carrière, paysage lunaire aux tons ocres, qui apparaît au début et vers la fin du film, est sans doute le plus important car c’est celui qui renferme son secret. C’est sur cette plaine, près d’une empreinte de dinosaure, qu’il a laissé sa lettre d’amour, et c’est à cet endroit précis qu’il trouve à son retour, à la place, une mue de serpent, symbole du passé qu’il a laissé derrière lui.
Evoluant dans ces paysages, l’auteur recherche la trace du visage aimé qui s’efface peu à peu de sa mémoire. Il scrute les visages des passants qu’il croise et des personnes amassées dans la foule lors de la procession religieuse. La caméra capte leurs regards à la manière de Raymond Depardon dans son documentaire sur l’asile psychiatrique de San Clemente (1980) et de Frank Herz dans Ten Minutes Older (1978) qui se résume en un plan séquence sur le visage d’un jeune enfant qui regarde une pièce de théâtre et en analyse les réactions. Il s’attarde également sur les visages peints de l’église rupestre, ceux du tableau représentant la procession, et celui de la Madone de l’icône byzantine, sur lesquels la caméra effectue des travellings et des gros plans. Cette manière de filmer la peinture par fragments est encore une fois très proche de celle de Claudio Pazienza dans Tableau avec chutes qui filme La Chute d’Icare de Pieter Brueghel en donnant une grande importance au hors champ, en référence au critique français André Bazin qui considère qu’à tavers le hors champ, le cinéma peut produire du visible.[2] Pazienza fut d’ailleurs le professeur de Mathieu Volpe, et l’a conseillé pour la séquence où apparaissent les visages peints sur la roche. Enfin, l’œuvre évoque la tradition des vanités et des Memento Mori en filmant un bas–relief représentant une tête de mort et les crânes des momies de l’Eglise du Purgatoire. L’art, en plus de refléter son obsession amoureuse, est ainsi un moyen pour l’auteur de poursuivre sa réflexion sur le temps qui passe et l’oubli.
Finalement, Il Segreto del Serpente, nous décrit le parcours du serpent qui tente de se défaire de sa mue, de ses souvenirs douloureux, afin de tourner la page, de laisser le passé derrière lui, et de poursuivre son chemin. Cette épreuve éveille en lui une forme d’inquiétude, que restera-t-il de son être une fois qu’il se sera débarrassé de cette partie de lui-même ? L’exuvie nous apparaît alors sous la forme de la pellicule cinématographique telle une peau délaissée, désormais obsolète. Mathieu Volpe, en fixant ses souvenirs au travers d’images et de mots documentant l’absence et la disparition de l’être aimé, engage ainsi le processus de son oubli. Mais l’oubli est-il réellement possible ?
Quand ton visage disparaîtra dans l’obscurité, je t’oublierai. J’abandonnerai ces images comme un serpent qui mue… Mais l’image disparaît-elle réellement dans le noir ?
[1] PAÏNI (Dominique), « Le cinéma belge, ça existe, je l’ai rencontré », in JUNGBLUT (Guy), LEBOUTTE (Patrick) et PAÏNI (Dominique) (éd.), Une encyclopédie des cinémas de Belgique, Paris, Musée d’Art Moderne de la ville de Paris et Editions Yellow Now, 1990, pp. 10-11.
[2] BAZIN (André), « Peinture et cinéma » in Qu’est-ce que le cinéma?, Paris, Les Editions du Cerf, 1985, réed. 1997, pp. 188.