Chap 38

De ce qui n’est plus dans ce qui est

par Muriel Andrin, ULB

Le film de Milena Bochet (1965, Madrid), De Lola à Laila, touche au cœur d’une problématique mémorielle, cyclique et terriblement délicate: le regard que portent les filles sur leur mère. Variation supplémentaire dans une constellation d’expériences toutes singulières qui cherchent à saisir l’identité de celle qui les a fait naître, la réalisatrice espagnole (qui travaille en Belgique depuis des études à l’INSAS) met en scène la parole maternelle qui raconte son enfance, son adolescence dans l’Espagne franquiste. Créant une ritournelle (dans tout ce que celle-ci peut avoir de fascinant, d’entêtant voire d’irritant) d’images et de sons, Bochet tisse des liens entre les figures féminines de la famille, situant chacune dans une continuité, en égrenant encore et encore, comme une litanie ou un mantra, les noms de l’arrière-grand-mère, grand-mère, mère et fille (Lola, Lolita, Dolores ou Laila).

De Lola  à Laila, Milena Bochet (2015)

Ce regard posé par la fille réalisatrice sur sa mère (mais aussi, en miroir, sur ses propres filles) s’articule selon une multitude de pistes ; Bochet évoque ici les origines, l’identité, l’éducation, l’émancipation, l’Histoire. Au cœur de son propos, s’inscrivent la parole et la transmission orale. La cinéaste crée avant tout un film à deux voix : celle de sa mère et la sienne. Voix souvent envahissantes qui articulent des destins en parallèle, en écho plutôt qu’en dialogue. Par-delà ces récits privés, singuliers, certaines images d’archives viennent, comme une trouée, arracher le spectateur au microcosme et raviver les cauchemars de l’Espagne franquiste ; les archives terribles et fascinantes d’une procession religieuse, des prises de vue officielles de mouvements d’une foule enthousiaste, ou d’infirmières au sourire éclatant, tenant dans leurs bras les bébés-victimes d’expériences éducatives radicales.

Cette tension entre les images anonymes d’une réalité nationale et des récits éminemment personnels illustre une des principales difficultés de cette représentation de la mère par la fille ; celle de concilier ce qui tient d’un respect naturel de la mémoire livrée et, en même temps, la volonté de se libérer du rapport filial pour s’emparer pleinement de l’œuvre. Quelle que soit la forme du portrait, ses intentions, il devient le lieu d’une confrontation souvent déchirante ; il doit ainsi pouvoir transformer la mère, la traiter tout à la fois comme celle qui est (organiquement, intimement) la plus proche mais aussi comme étant l’autre (le sujet) – celle qui a existé avant (ou même qui existe en dehors du lien), celle que l’on a pas connu et qui reste un mystère, un être à part entière dont on ignore les tréfonds.

Les fragments d’une mère (présente, absente, disparue, étrange et étrangère) que l’on chercher à déchiffrer comme une énigme se retrouvent tout à la fois aujourd’hui dans des livres, des films. Lettres à des photographies de Silvia Baron Supervielle (2013), livre composé de 160 lettres que l’auteure adresse à des photographies de sa mère argentine, disparue et passée sous silence par un père remarié. Dans Stories We Tell (2012), Sarah Polley met en scène sa propre enquête sur Diane Polley ; au départ du souvenir d’une mère aimée, belle et énigmatique, la réalisatrice canadienne déjoue les fausses vérités en construisant un docu-fiction basée sur de fausses archives filmiques. Mais les mères ne sont pas toujours absentes et la quête pour découvrir qui elles ont été (ou sont encore), passe parfois, comme pour Milena Bochet, par la parole et l’écoute. Dans Les gants blancs – journal de bord d’une monteuse (2014), Louise Traon observe sa mère, non pas comme figure maternelle mais bien comme la monteuse attitrée du cinéaste Manuel De Oliveira, explorant avec elle les gestes du travail et l’appréhension du temps.

Dans la reconstitution de ce puzzle maternel, le temps est en effet sans conteste un des éléments les plus essentiels. La transmission du souvenir passe par cette question et plus spécifiquement celle de la durée. Lorsqu’il détermine la durée pure, Henri Bergson l’envisage comme la succession de nos états de conscience quand notre moi s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs ; la durée est ainsi essentiellement une continuation de ‘ce qui n’est plus dans ce qui est’.   Loin de la linéarité du récit et de la fixation photographique, le cinéma capte naturellement ces états de conscience successifs, reliant dans le montage (visuel et sonore) des temps diffractés et les expériences isolées. Plan emblématique du film de Milena Bochet, le visage de sa fille sur une ancienne pellicule 8 mm envahie par les moisissures et qui rend visible l’expérience et le travail de la durée. Les parcours de celles (arrière-grand-mère, grand-mère, mère) qui ont précédé sont donc toujours des fragments-miroirs réfléchissants qui accompagnent celles qui les suivent ; face au vécu de la mère, les filles-réalisatrices captent des morceaux essentiels qui constituent l’autre mais aussi leur propre moi. Etrange étrangeté que ces états qui nous ont succédé et qui forment des êtres dont on ne connaît (souvent) qu’une seule facette. Celle qui filme se situe inéluctablement dans un continuum de visages, de gestes, autant d’éléments récurrents et comparables, que de variations au gré des personnalités et des époques changeantes de la société.

Les corps sont ainsi au centre de ces représentations et le rôle des sensations est angulaire. Dans D’argile et de feu d’Océane Madelaine (2014), une jeune femme se met à marcher pour échapper à sa vie, au souvenir de la mort de sa mère, sous ses yeux, et dont elle se souvient du chant : « En haut d’un talus, ce soir, je ferai bouillir l’eau du thé puis verserai le restant devenu tiède sur mes pieds endormis. Je les couvrirai de fleurs bleutées et fredonnerai une chanson espagnole que chantait ma mère, une chanson qui parle de revenir à la vie grâce à un oiseau, parce que c’est cela dont il s’agit toujours, revenir à la vie après la garrigue, s’éloigner de la mort à la force des pieds, et mes pieds sont des oiseaux qui me réveillent comme dans la chanson, mes pieds sont des oiseaux qui m’enlèvent (…) ».   La coïncidence est troublante ; tout comme Madelaine le décrit dans son livre, Bochet filme les pieds, points d’ancrage dans la terre, évoquant les mères. Des plans de pieds nus qui foulent le sol, le sable, surgissant en boucle tout au long du film et qui devraient engendrer une danse liant entre elles les strates du temps, mais qui ne créent finalement qu’une interminable répétition qui tourne à vide.

La question demeure donc : comment représenter cette figure maternelle qui est dans le lien mais tient aussi d’une existence propre? Au travers de l’écoute minutieuse des récits transmis, dans la captation des gestes répétés mais aussi transformés, au gré d’un regard différent. En établissant que, finalement, la mère incarne cet espace de coexistence des strates du passé dans le présent. Mais en acceptant aussi le fait qu’elle existe en dehors du lien, redevenant une femme libre, inexplicable.

Cet article est paru dans L’art même, 66, 2015, p.49.