Chap 45

La mascarade du chômage

"En marche" du collectif 1chat1chat

par Pierre Hemptinne, 2022

Informatiser le contrôle des chômeurs, en voilà une idée ! Qu’est-ce que ça dit de la valeur travail au cœur de notre économie ? Voilà un film qui lâche le morceau : avec tendresse et humour au scalpel, cogitations sérieuses et déjantées, narration savoureuse signée par le collectif 1chat1chat, c’est « En marche »…

Plantons le décor

C’est un film du collectif 1chat1chat. Il a été pensé et réalisé avant la pandémie Covid. Ça parle d’emploi et d’absence d’emploi, de chômeurs et de chômeuses, de leur activation et de leur contrôle. Tout ça, en une plongée horrifiante et savoureuse dans les rouages occultes d’un organisme appelé « Service Emploi Chômage ». C’est lui qui est chargé d’accompagner les personnes dans leur quête d’un boulot et de valider ou non leur accès aux allocations de chômage. Pour ce faire, les chômeurs et chômeuses rencontrent tous les six mois une sorte de coach qui supervise la validité de leurs démarches réalisées. Ce n’est pas une option : le chômeur et la chômeuse doivent prouver le temps consacré à la recherche d’un travail, que c’est le but de leur vie. C’est une injonction morale totalisante, ça ne se discute pas.

Travail, monde d’avant et d’après

Arrive la pandémie, le confinement, l’économie est à l’arrêt, les boulots non essentiels sont en veilleuse, le télétravail est obligatoire chaque fois que possible, une situation exceptionnelle pendant laquelle une certaine dose d’État providence reprend un peu du poil de la bête, provisoirement. Au passage, les cinémas ferment et le film du collectif 1chat1chat est mis en veilleuse. En attendant, dans cette improbable panne du productivisme, on se met à rêver du monde d’après : la logique du profit à outrance a foutu en l’air la planète. La pandémie déclenchée par une zoonose en est la conséquence. Ne serait-ce pas l’occasion de bifurquer, de redémarrer en changeant de cap ; d’imaginer un autre modèle économique et social, débarrassé de la dictature de la croissance ? En commençant, dès lors, par le début : travailler pour qui, pour produire quoi, comment et à quelles fins ? Et, le cas échéant, en prenant en considération le devenir et le bien-être des générations qui viennent ?

Devenir coupable du chômeur

La parenthèse se referme, nous y sommes, dans le monde d’après ! L’économie relance ses machines comme si de rien n’était, comme s’il n’y avait pas d’alternative possible au monde d’avant. Le système a juste fait un énorme bond numérique en avant, déterminé à exploiter tout le potentiel du « distanciel » . La « remise au travail » ne concerne plus uniquement chômeurs et chômeuses mais l’ensemble de la société. Il faut rattraper les points de croissance perdus, on remet en place le mirage du « plein emploi ». Plus que jamais, la stratégie d’activation des personnes inactives, effectuée par S.E.C est importante. Mais à quoi correspond cette stratégie, comment fonctionne-t-elle, comment se vit-elle, comment ça se passe ? Depuis la mise en place du « devenir coupable du chômeur » (Isabelle Stengers), il y a quelques décennies, le citoyen « ordinaire » ne se préoccupe plus trop du sort des chômeurs, ils l’ont bien cherché, non ? Pourtant, le traitement réservé aux inactifs est révélateur de la valeur travail inculquée à tous les autres étages de la société. En attendant, les cinémas sont à nouveau ouverts, le film du collectif 1chat1chat a gagné en actualité cruciale et il est temps d’aller le voir en salle.

Le facilitateur

L’intrigue tourne autour d’une initiative de propagande prise par S.E.C. C’est le genre d’administration facilement accusée de déshumanisation, de vendre son âme aux algorithmes policiers, alors il a été décidé de réaliser un film d’entreprise pour valoriser la dimension humaine des dispositifs qui accompagnent les chômeurs. Au cœur de ce dispositif, donc, cette sorte de coach, appelé officiellement « facilitateur ». Car, bien entendu, il n’est plus question de parler de contrôle. Comme partout, grâce au néo-management, tout se règle par un contrat qui fait que la responsabilité de la situation sociale des individus leur incombe. Le rôle principal dans ce film de marketing a été confié à Martin, un « facilitateur » exemplaire, appliquant les consignes avec conscience professionnelle, mais avec un look sympa, juste ce qu’il faut d’empathie un peu bougonne, mal lunée. Le « facilitateur » dialogue, écoute les difficultés rencontrées par les gens dans leurs démarches, conseille ou suggère des réorientations, supervise la qualité des C.V. et des lettres de motivation, comptabilise les preuves des tentatives effectuées. C’est un pur fonctionnaire et la bureaucratie lui a fourni le mode d’emploi, une grille d’évaluation, des cases à remplir. Il peut agir sans état d’âme, sans se poser de question existentielle, sans engager sa subjectivité.

Il n’y a pas assez d’emploi

On assiste aux échanges entre des chômeurs-chômeuses et Martin. On voit comment la mécanique s’installe et s’empare des êtres et des situations. On repense au générique entêtant– poétique autant que politique – qui plonge dans les arcanes souterrains de l’automatisation, ses débuts archaïques, depuis la maîtrise du feu, la vapeur, la métallurgie jusqu’à la machine à écrire et l’imprimerie, un cheminement qui part de l’extérieur, la transformation de matériaux par des machines autonomes pour s’immiscer à l’intérieur, dans les activités mentales, la transformation de ce qui touche aux idées, aux modes de vie. Cette coulée continue d’images montrant comment s’enchaîne la viralité de l’automatisation devient un fil rouge, une obsession lancinante contribuant à la tension narrative du film. « Ça fait longtemps qu’on remplace l’humain par des machines » (directrice de S.E.C).

La comédie

On est aux premières loges. On voit défiler une série de personnalités très différentes confrontées aux mêmes procédures, mêmes questions, acharnement pour uniformiser et faire correspondre tout le monde à une seule figure objectivée du chômeur. Du côté des chômeurs, l’enjeu est tout autre, à chaque fois c’est une épreuve unique, une confrontation décisive, un combat pour conserver sa singularité. Chaque chômeur apporte ainsi une part du réel dont est coupé le facilitateur, des éléments de leur expérience qui ne rentrent pas dans les cases : il n’y a plus de jobs, vos recommandations pour trouver du travail, ça ne marche pas, c’est une mascarade. A quoi ça sert, tout ce jeu ? Peu à peu, les rouages de la comédie s’affirment de façon plus tangible : en fait, le facilitateur ne déniche jamais aucun job pour qui que ce soit. Cela ne semble même pas vraiment le préoccuper. L’important est que le chômeur produise un travail spécifique : simplement chercher du travail. C’est une pièce majeure de tout le système. Ca valorise tous ceux et toutes celles qui s’accrochent à leurs CDD, leurs CDI, leurs intérims, leur entrepreneuriat indépendant, leurs aliénations. Le capitalisme ne peut fonctionner sans une masse importante de surnuméraires, de personnes qui ne comptent pas, des victimes, des gens qui ont peu de poids mais constituent une variable d’ajustement. Il faut juste qu’ils se tiennent tranquilles et c’est là que s’exerce le talent du facilitateur : « à lui tout seul, sans jamais trouver un boulot à personne, il parvient à ce que des centaines de chômeurs restent tranquilles, c’est d’une efficacité redoutable ! » (Miguel Benasayag). Sauf que, au quotidien, bien entendu, ce n’est pas ce qui est dit, au contraire, tout le protocole de « facilitation » entretient la croyance que « jouer le jeu » est la seule chance de retrouver du boulot, de retrouver une existence économique plus décente, plus facile, de garder sa place dans la société en restant un bon chômeur qui fait bien son boulot de chômeur… « Tu viens ici, surnuméraire qui ne sert à rien, tu viens ici pour que tu ne te réveilles pas » (M. Benasayag).

Qu’est-ce qui se passe ?

Tout se passe dans un bureau banal, sans âme, fonctionnel, que l’on imagine aisément perdu dans un dédale kafkaïen. La scénographie décortique l’art du face à face bureaucratique. Puis, la narration se complexifie, des plans rapprochés s’intercalent, sur fond noir, où chaque chômeur et chômeuse s’exprime sur ce qui s’est passé lors des entrevues. Tiens, ils n’ont pas le même maintien, ils s’expriment autrement. On devine peu à peu que quelque chose n’a pas tourné comme prévu. Il y a eu dérapage. Des scènes entre le facilitateur et sa cheffe de service laissent entendre que le film d’entreprise ne répond pas aux attentes. Ce qui apparaît sur écran, ce que révèlent les prises de vues ne rencontre pas les attentes. Le vécu est plus complexe que l’image que l’on voulait donner du service. Et cela apparaît au fil des entretiens entre chômeurs et facilitateur. La machine s’enraye. C’est que, peu à peu, de plus en plus de gens comprennent qu’il s’agit d’une comédie absurde et décident d’y tenir leur rôle du mieux possible, voire d’en faire une performance pour tirer parti de la situation, du face à face avec le facilitateur. Ce dernier – programmé tel un ancêtre de l’algorithme – peut de moins en moins rester un agent neutre, machinique. Il est amené à réfléchir à ce qu’il fait, à questionner son rôle, son métier. Il est fragilisé au cœur du dispositif qui lui épargnait de penser, et « quand on ne peut plus tenir les pensées à l’extérieur, et qu’on est une « âme capturée », alors, ça peut exploser » (I. Stengers) La narration accentue sa forme d’enquête : il faut comprendre ce qui s’est passé, ce qui est arrivé à Martin, et pourquoi.

La force du film

Les dialogues et les situations surprenantes sont plus vraies que vraies, émouvantes, poignantes et parfois très drôles. La façon dont chacun et chacune entre en résistance contre le système incarné par Martin, pour conserver ses droits aux allocations, tout en jouant avec la personnalité du facilitateur, ses cordes sensibles, tous ces petits actes captent le cynisme systémique et le retournent à l’expéditeur. Mais ce que le film montre, ce qui est en marche, ce ne sont pas les grains de sable dans la mécanique. C’est que, quelque part, le plantage qui s’est produit, le drame d’un facilitateur qui pète les plombs, c’est tout bénéfice pour le système, ça lui apporte des arguments pour avancer plus vite vers ce qui est son véritable objectif : l’informatisation du contrôle des chômeurs. « Ça sera plus efficace et plus équitable ».

La force du film – profond et léger, sérieux et comique, familier et atypique – vient du fait qu’il y a quelque chose de différent dans l’attention portée aux destins qui s’entrecroisent. Il n’y a pas de manichéisme. Trop souvent au rendez-vous dans de nombreux comédies sociales. La frontière entre « bon » et « mauvais » est brouillée, ça n’a pas n‘importance, il faut dépasser la façon binaire de poser les problèmes et d’explorer des thématiques. Il n’y a rien de surplombant. Le film n’est ni un « j’accuse » ni un emboîtement de « y a plus qu’à ». Il évite les visions univoques. C’est un dispositif hybride associant la fiction et le documentaire. Avec des tranches de vie bien réelles, une attention remarquable aux vécus anonymes des chômeurs et chômeuses. Avec une réelle volonté d’essayer de comprendre en élaborant des éléments d’analyse susceptibles de décentrer les regards et les perceptions de tous les camps, les pour et les contre. C’est notamment le rôle confié aux philosophes et sociologues – et pas n’importe qui : Dominique Méda, Isabelle Stengers, Antoinette Rouvroy, Miguel Benasayag. Ils et elles sont des personnages du film, commentent les aléas de l’histoire, mettent en perspective, connectent à des clés d’interprétation, non pas de façon savante dans un format « conférence », mais vulgarisant au sein même du fil narratif, incorporé·e·s au récit. C’est une autre manière d’aborder les questions sociales, de s’en emparer pour en partager les préoccupations. Et cela, plus que probablement du fait que les membres du collectif 1chat1chat sont des acteurs de l’éducation permanente. Les visées et les intérêts ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux correspondant au champ cinématographique proprement dit. Les rapports aux représentations de ce qui fait société sont forcément ressentis autrement, posés différemment, depuis une autre expérience de terrain. C’est une autre manière de faire du cinéma, plus proche et plus juste par rapport aux vécus à raconter, à questionner. C’est un cinéma-connaissance, pétillant d’esprit, qui offre dès lors d’autres prises pour imaginer enfin un monde d’après, un vrai.
Pierre Hemptinne

Article paru initialement sur pointculture.be (27 avril 2022)