Chap 46

Nastasja Caneve, Cœur vaillant

Entrevue

Olivia Bourgeois et Constance Pasquier

Nastasja Caneve est comédienne, journaliste en presse écrite, notamment chez Cinergie, et a enseigné le français langue étrangère pendant 10 ans. Après des études en langues romanes et un master en Arts du spectacle à l’Université de Liège, elle a eu la possibilité de faire un stage chez Anima puis chez Cinergie. Son mémoire portait sur William Kentridge, un artiste sud-africain qui travaille notamment l'animation, et Georges Méliès.

« Je me suis familiarisée avec l'animation dès la première année du master en Arts du spectacle et j'ai vraiment été subjuguée par ce monde infini. L'animation est un art de la lenteur, on s'en rend compte en réalisant. C'est assez magique de pouvoir se le permettre, de ne pas travailler dans l'urgence, d’avoir le temps de réfléchir, de laisser mûrir le projet et d’être soutenue. Un an de réalisation, c'est à la fois long et court. C'est surtout l'écriture qui demande du temps : comment raconter une histoire, comment ne pas trop en dire, comment ne pas être redondant avec l'image, comment rester subtile... »

C. : D’où vient le titre de ton film ?

N. C. : Le titre du film vient de l’expression « à cœur vaillant, rien d’impossible » et il apparaît à la fin sur le bateau qui porte le nom de « Cœur Vaillant ». Ce bateau existe vraiment, il vient de Bretagne où je vais tous les ans. C’est en lien avec mon papa indirectement car c’était ce bateau que j’avais vu il y a des années. Pour l’anecdote, je me suis faite tatouer ces deux mots. C’est un peu mon champ de bataille depuis que je suis petite et du coup, ici, ça fonctionnait bien.

C. : Pourquoi as-tu voulu écrire ce film ?

N. C. : J’avais envie de parler de ma relation avec mon père, une relation assez tumultueuse avec des hauts et des bas. Ce n’était ni tout noir ni tout blanc, c’était vraiment entre les deux et j’avais envie d’en parler, aussi parce que dans mon entourage, un petit garçon m’avait parlé de son problème. En fin de compte, il y a peu de livres de littérature jeunesse qui me parlaient. Je trouvais que c’était très moralisateur parfois. J’ai donc voulu proposer quelque chose en fonction de mon expérience. C’est sûr que ce n’était pas un chapitre de ma vie très agréable, mais en même temps si. Je me suis dit que l’animation permettait de parler de choses assez dures de manière un peu détournée. J’avais vraiment envie que ça serve à d’autres car quand on est gamin, on ne comprend pas tout de suite, on a le nez dedans, on ne comprend ni les réactions des adultes ni les nôtres, on ne comprend pas pourquoi on a dû grandir un peu trop vite et pourquoi on avait tellement d’admiration pour une personne qu’on pouvait haïr profondément un autre jour. C’est assez délicat. Il m’a fallu du temps pour mettre en lumière cette espèce d’oscillation entre des moments super plaisants et ceux plus durs. Mon père en est mort, et le film va jusque-là. Le côté un peu plus noir de cette maladie était là dès le début puis, il a pris de plus en plus de place. J’ai donc essayé de montrer les choses crescendo. Ce n’est pas si négatif que ça car c’est aussi une porte qui s’ouvre.

C. : Comment s’est déroulée l’écriture de Cœur vaillant ?

N. C. : Camera-etc. m’a attribué un mentor pour le projet, Frédéric Hainaut qui, en plus d’être animateur, est professeur à Saint-Luc. Au début, il y a eu beaucoup de discussions : il m’a montré des livres, on a discuté autour de la ligne parce que je voulais un film épuré en restant sur des dessins très clairs. L’écriture a fondamentalement évolué car au départ, j’ai apporté un film très enfantin, très métaphorique et un peu bateau.

Les premiers mois, c’était beaucoup de storyboard puis, on s’est mis d’accord sur l’idée de faire peu de plans, une vingtaine, et que chacun d’entre eux raconterait une histoire. Il se passe donc plusieurs choses sur un même plan pour que le spectateur ait l’occasion de regarder à gauche, à droite, sans tout percevoir. J’ai récolté beaucoup de matériaux : des vidéos de moi petite que mon père avait réalisées, d’autres que j’ai réalisées aujourd’hui, des photos que mon père avait prises, d’autres que j’ai prises, des dessins… On a scanné tout mon carnet de croquis et de peintures. J’ai écrit le texte de la voix-off en ayant déjà des idées de dessins. J’avais des textes anciens mais c’était trop poétique, je voulais que ce soit accessible. Ensuite, on a travaillé plan par plan. Fred m’a beaucoup assistée pour l’animation car je n’ai aucune notion d’animation ni de dessin, ni de programme quelconque. Fred m’a expliqué comment fonctionnait TVPaint, le programme que j’ai plus ou moins réussi à utiliser pour faire le film, et il m’a aidée pour animer. Après, j’ai travaillé en binôme avec Simon Médard, un autre animateur qui s’est chargé de composer les plans avec moi. Je lui disais quelle vidéo, quelle animation et quel fond je voulais pour tel plan et lui il gérait le programme After Effect. Pour le son, j’ai demandé à mes amis et à la famille de m’envoyer des voix d’enfants prises sur le vif, j’ai aussi enregistré mon fils. Concernant la musique, on a beaucoup hésité avec Fred. J’ai finalement contacté un ami, Pierre Gérard, un artiste qui fait de la musique expérimentale, et il m’a laissée puiser dans sa base de données où j’ai pris deux morceaux. Avec David qui s’occupe du son chez Caméra-etc., on a essayé d’utiliser les musiques à bon escient, en les calant sur les moments plus tendus où ça faisait sens, pour ne pas qu’elles prennent trop de place d’autant plus qu’il y avait déjà la voix off qui en prenait beaucoup.

C. : Peux-tu nous parler du caractère hybride de ton film (documentaire, animation, collage photos, reprise de films de famille…) ?

N. C. : Il y a une animatrice belge que j’aime bien, Lia Bertels qui a travaillé sur un clip de Dominique A où les médias étaient mixés. J’ai montré ce travail à Fred et Simon, et on est parti de cette inspiration. Je trouvais chouette de pouvoir mélanger un peu tout ce qui me plaisait. J’aimais beaucoup le fait que chaque spectateur puisse faire sa propre lecture de chaque plan parce que quand on le voit une fois, on perd des morceaux : on ne sait pas ce qu’il faut écouter, regarder, comprendre puisqu’il y a beaucoup de choses.

C. : Dans ton film, tu introduis plusieurs références cinématographiques. Peux-tu nous en dire plus ?

N. C. : En fait, mon père était un grand cinéphile et il m’a transmis sa passion pour le cinéma. J’avais envie que ça apparaisse dans le film d’une manière ou d’une autre. Il y a ce souvenir véridique avec l’affiche déchirée de Jacques Tati, un réalisateur que j’aime beaucoup, qui appartenait à mon oncle. C’est mon père qui m’a fait découvrir ses films. La lune de Méliès parce qu’étant un pionnier du cinéma et des effets spéciaux, c’était parlant. Pour l’anecdote, j’ai appelé mon fils Méliès, la boucle est bouclée, il y a quelque chose… J’ai beaucoup d’admiration pour ce réalisateur en particulier parce qu’il a vraiment eu une vie incroyable, il a touché à tout, c’était un artiste total dans sa démarche car il écrivait, jouait, créait les décors, produisait, filmait, et racontait des histoires. Puis, il a tout perdu et s’est retrouvé vendeur de jouets. C’est un homme qui me plaît, j’aime bien son parcours de vie, c’est une affection particulière que j’ai pour lui. Il y a aussi l’extrait de La Strada de Federico Fellini, c’est une scène où un homme boit, il y avait un air de ressemblance entre l’acteur et mon père. Il adorait ce réalisateur, la maison était recouverte d’affiches, c’était une manière de lui rendre hommage. Quand on est alcoolique, on fini par perdre un peu la tête… Pourtant, mon père se souvenait des dates de films, des sorties, de ceux qui avaient écrit les dialogues…

C. : Comment t’es-tu sentie une fois le film terminé ?

N. C. : Quand le projet a été fini, je me suis sentie seule. On se dit que c’est fini, mais on a envie d’aller plus loin et de continuer. C’était un super projet, je suis contente que ce soit fini, c’est une page qui se tourne, un deuil qui se fait pour de bon. C’est chouette, vive Camera-etc. ! J’espère qu’ils pourront continuer cet appel à projet car il permet vraiment à des gens d’exprimer quelque chose et d’être soutenus via le cinéma d’animation, un médium vraiment magique pour parler de choses sérieuses ou expérimentales…

C. : As-tu d’autres projets ?

N. C. : J’ai des envies, des sujets qui me trottent dans la tête notamment de parler du désir chez les personnes âgées, de la grossesse, une période assez particulière pour moi. À voir si ce serait en animation ou en prise de vues réelles. Pour le moment, je suis en train d’amasser plein de choses (photos, vidéos, dessins…), je verrai si je peux en faire quelque chose et bénéficier d’un soutien car, seule, je n’y arriverai pas. Je fais aussi partie d’un groupe de réalisateurs, le collectif S.A.F. (Survie. Amour. Film) dont l’idée est de proposer nos films ou des films qu’on apprécie et de les diffuser dans des endroits un peu insolites tels que des bars, des magasins ou chez des particuliers : des gens se réunissent en petit comité pour voir des films et rencontrer les personnes qui les ont réalisés. Un film, c’est beaucoup d’investissement et c’est dommage qu’il n’ait pas une plus longue vie. C’est donc chouette qu’il y ait une rencontre humaine car on ne fait pas des films pour les paillettes, on fait des films pour raconter des choses et transmettre un message qui nous tient à cœur. C’est important que les films sortent aussi des salles, du circuit traditionnel pour qu’ils aillent directement à la rencontre du spectateur.

Olivia Bourgeois

Article publié initialement sur Cinergie.be (18 mars 2021).

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