Chap 42

Ma fille Nora : Le combat d’une mère

Prof. Jihane Sfeir, Observatoire des Mondes Arabes et Musulmans MSH/ULB

« Maman, juste un mot. J’irai là-bas réussir mon épreuve d’Allah même si je pars dans un pays en guerre, je vivrai avec ce qu’Allah me donne, inchallah. Tu voulais mon bonheur, tu as toujours tout fait pour qu’on puisse avoir de belles baskets à nos pieds. Maintenant, s’il te plaît maman accepte mon choix. J’ai dit non au Haram (le péché) et j’avance vers le Dîn (la religion). Je penserai toujours à vous, toujours à toi. Quoiqu’il arrive, maman je t’aime, reste forte. Ne pleure surtout pas. Fais des prières. »

Ma fille Nora, Jasna Krajinovic (2016)

C’est sur Samira lisant la dernière lettre de sa fille Nora, partie faire le jihad en Syrie en 2013, que le film « Ma fille Nora » de Jasna Krajinovic débute. Il relate l’histoire de Samira et tant d’autres mères qui n’ont rien vu venir, qui se sont réveillées d’un coup quand leur enfant est parti et leur a laissé cette ultime lettre. Une lettre que chaque jihadiste se doit d’écrire à ses parents avant son départ. Jasna Krajinovic filme Samira dans la chambre vide de Nora, cette dernière manipule des photos de sa fille souriante qui pose sans voile dans certaines et en niqâb intégral dans d’autres. La problématique de l’endoctrinement des jeunes partis faire le Jihad en Syrie est posée, elle renseigne sur le caractère rapide de la radicalisation et du désarroi des parents face à la soudaineté du départ. En reprenant certaines thèses[1] sur le jihadisme européen, on constate que la soudaineté du phénomène d’islamisation radicale touche non seulement les européens issus des classes populaires immigrées mais aussi les classes moyennes de belges ou de français de souche qui se convertissent et se radicalisent à l’insu des parents et par internet. Comme Nora, ces jeunes sont en rupture de ban avec leur famille et avec un monde portant des valeurs auxquelles ils n’adhèrent plus. A la recherche d’un sens idéologique et politique, ils se radicalisent dans la religion. Pour Olivier Roy, ils sont « dans l’adhésion à un « islam de rupture », rupture générationnelle, rupture culturelle, et enfin rupture politique. Bref, rien ne sert de leur offrir un « islam modéré », c’est la radicalité qui les attire par définition »[2]. Une radicalité que Samira ne comprend pas et qui la laisse impuissante. Elle tente de trouver un sens à l’action de sa fille en manifestant devant le Parlement européen auprès d’un collectif de parents. Elle dit ne pas l’abandonner alors que l’Etat belge l’a fait. Il faut « se montrer, continuer à se battre pour eux » ; face au silence de l’Etat, elle dit sa colère et surmonte la honte d’être parent de jihadiste, pour Samira comme pour bien d’autres de parents, Nora est victime et il faut la ramener en Belgique.

La deuxième partie de l’excellent documentaire de Jasna Krajinovic, aborde le voyage vers la Turquie. La réalisatrice choisit de filmer l’annonce du départ dans la cuisine lors d’une conversation entre Samira et son fils qui lui déclare que Nora l’a contactée pour se renseigner du lieu d’arrivée de sa mère. Samira espère, s’interroge sur les conditions de vie de sa fille, elle ne veut surtout pas la provoquer de peur qu’elle ne la perde à nouveau. Ce sentiment d’insécurité face à la violence de l’endoctrinement provoque chez les parents un double sentiment d’impuissance et de culpabilité. Le voyage qu’elle entreprend est son ultime chance de la ramener à la maison. Arrivée à la frontière turco-syrienne, Samira se rend compte de l’ampleur de la guerre, la frontière n’est pas aisée et le passage se fait plutôt de la Syrie vers la Turquie qui accueille son flot de réfugiés syriens fuyant les combats. Avec un arabe approximatif, elle tente de savoir si quelqu’un aurait vu sa fille, mais les syriens avec lesquels elle discute péniblement ne peuvent rien pour elle. Cette attente filmée magnifiquement dans ce no man’s land frontalier cristallise l’état d’esprit dans lequel elle est. Samira attend entre les frontières, dans l’incertitude et l’impuissance de pouvoir la franchir. Elle arrive toutefois à joindre sa fille par SKYPE depuis sa chambre d’hôtel en Turquie. La conversation filmée par la réalisatrice Jasna Krajinovic est un moment intense chargé d’émotions. Samira face à son ordinateur s’adresse à Nora perdue en Syrie dans les alentours d’Alep. Son visage éclairé par la luminosité de l’écran révèle, tour à tour, sa joie enfin de pouvoir parler à sa fille, son inquiétude et son incompréhension face aux propos de sa fille, sa détresse et sa résilience de ne pas pouvoir la récupérer. Sa fille comme tant de jeunes partis en Syrie, a un discours moralisateur, elle se veut plus musulmane que sa mère, faisant partie d’une néo-umma, une communauté musulmane réinventée « où l’évolution des sociétés est niée et le retour pur et simple aux Salafs (compagnons du Prophète) est prôné sous une forme qui restitue des pratiques depuis longtemps abandonnées »[3]. Entourée par ses « sœurs », Nora ne peut s’exprimer librement et répète ce qu’une femme jihadiste se trouvant dans la même pièce qu’elle lui dicte en arabe ; assiégée à Alep, elle l’est aussi dans son esprit, et ni Samira, ni personne ne pourrait la libérer.

De retour en Belgique, Samira relate son aventure à sa deuxième fille, cette dernière tente d’expliquer les raisons de l’engagement de Nora en Syrie. Selon elle, sa sœur est persuadée que le salut se trouve en Syrie. Comme pour la plupart des femmes jihadistes, c’est d’abord pour des raisons « humanitaires »[4] qu’elle adhère au projet de Daech. Elle se radicalise progressivement en regardant des vidéos sur internet montrant la violence perpétrée à l’encontre de ses  « frères en religion » et se sent investie d’une mission. On sent chez cette adolescente rasée de côté à la Rihanna, une admiration sans borne pour sa sœur, elle répète, « Nora a beaucoup d’amour mais personne ne voit ». Sa mère plus lucide pleure et refuse cette version. Cette scène rappelle l’analyse d’Olivier Roy sur la dimension générationnelle de rupture avec la société et les parents à travers la radicalisation de la fratrie (il donne comme exemple les frères Kouachi, Abaoud ou Abdelslam)[5]. Jasna Krajinovic clôt cette scène par des images de la deuxième fille dévalant les escaliers du domicile parental, elle filme la fuite et le désaccord avec la mère.

« Ce coup de fil, tous les parents le redoutent ». Le film se termine par la réunion de trois mères attendant des nouvelles de leurs enfants en Syrie. Une des femmes a déjà appris la mort de son fils, elle l’annonce doucement sans larmes et tente de rassurer Samira qui attend dans l’angoisse des nouvelles de sa fille. « Nora lumière du paradis » Samira prononce ces mots comme un épitaphe, elle se prépare au pire et puis au bout d’une attente interminable, l’espoir revient. La réalisatrice filme la joie de la mère d’avoir des nouvelles de sa fille vivante et c’est sur cette note optimiste qu’elle arrête l’image et nous invite humblement à la vie et aux possibles de l’espérance.

[1] Farhad Khosrokhavar, Radicalisation, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2014 ; David Thomson, Les Français Jihadistes, Les Arènes, 2014 ; Scot Atran, L'Etat islamique est une révolution, Liens qui libèrent, 2016, 96 p.
[2] Olivier Roy, « Le djihadisme est une révolte générationnelle et nihiliste », Le Monde, 24/11/2015.
[3] Farhad Khosrokhavar, « Les trajectoires des jeunes jihadistes français », Études, 6/2015 (juin), p.33-44.
[4] Voir à ce propos Dounia Bouzar, Ils cherchent le paradis, ils ont trouvé l’enfer, L’Atelier, 2014 .
[5] Olivier Roy, « Le djihadisme… op. cit.