Chap 30

Pérégrinations poétiques

par Lyse Vancampenhoudt

Un coin d’eau calme. Longer les façades bruxelloises, se promener dans un parc où se croisent des silhouettes. Être surpris par une averse et voir valser les parapluies colorés… Se sentir écrasé par cette ville si grande. Prendre un bus, peut-être, et arriver au cœur de la montagne. Là-bas, des cerfs-volants, de la musique, du calme, se retrouver, enfin… C’est ce que nous proposent Balades et Rêves de brume, deux déambulations, l’une dans une Bruxelles rêvée et l’autre dans un paysage de campagne, loin de la ville, décors de carte postale. Ces deux courts-métrages sont réalisés respectivement en 2012 et 2013 par Sophie Racine dans le cadre de ses travaux de fin d’année.

Balades, Sophie Racine (2012)

Réalisatrice française, elle choisit d’étudier en Belgique, à La Cambre, pour son enseignement traditionnel de l’animation mais également pour l’encouragement de la rencontre des arts via les liens créés entre les différents ateliers de l’école. L’Atelier de Production de La Cambre (Adifac) est l’un des trois ateliers d’école financés par la Fédération Wallonie-Bruxelles. L’Adifac se donne la mission d’accorder les moyens nécessaires aux étudiants pour réaliser leurs projets et produire des courts-métrages de qualité qui seront leurs cartes de visite une fois leurs études terminées. Ce contexte favorable permet à Sophie Racine de nous emmener dans deux courts-métrages d’animation qui sont une échappée poétique, une invitation au rêve et à la méditation.

Balades et Rêves de brume sont respectivement réalisés dans le cadre du projet de fin d’année de première et deuxième master. Dans un premier temps, Sophie Racine pense faire de ces deux courts-métrages un seul et même film mais se ravise et achève Balades comme un film autonome. Pourtant, bien qu’indépendant l’un de l’autre, ces deux films présentent de nombreuses similitudes et peuvent être vus comme une suite. Le scénario ne semble pas avoir une place prépondérante chez Sophie Racine : « Pour Balades il n’y a pas eu de scénario préalable. J’ai construit le film petit à petit, et certains passages proviennent effectivement de mes carnets de croquis. »[1]. Si Rêves de brume fait tout de même l’objet d’un scénario très simple, la réalisatrice vise davantage le poétique que la construction d’une histoire. La technique utilisée nous transporte d’ailleurs dans cette poésie du trait : extrêmement traditionnels, ce sont ses croquis au feutre qui sont utilisés pour Balades et la peinture acrylique au pinceau pour Rêves de brume. Le papier, support de ses dessins, est très présent dans les deux courts-métrages et nous donne l’impression d’être invités dans une flânerie au cœur même des cahiers de croquis et des peintures de Sophie Racine. A cela, s’ajoute la technique de la table lumineuse qui permet d’obtenir la profondeur de ses animations :

C’est une technique qui consiste à peindre sur plusieurs feuilles de papier assez fines toutes les images qui composent l’animation et les décors. Pour chaque image il y a plusieurs couches (par exemple une feuille pour le décor, une autre pour l’animation des personnages d’arrière-plan, une troisième feuille pour les personnages situés à l’avant-plan). Toutes les feuilles sont ensuite superposées et placées sur une table lumineuse de façon à être éclairées par en dessous, et prises en photo. Ce travail de peinture sur plusieurs feuilles me permet d’avoir des éléments plus nets et des zones plus floues, et ainsi de rendre la profondeur[2].

La réalisation des deux courts-métrages tient aussi d’une collaboration avec l’INSAS. Après une expérience positive en bachelier, la réalisatrice fait à nouveau appel à un étudiant en son, Anton Vodenitcharov, qui travaillera sur les deux films. Le montage de Rêves de brume, plus complexe que celui de Balades, est également le fruit d’une collaboration avec une étudiante de l’INSAS, Juliette Penant.

En plus de recevoir les fonds nécessaires à la réalisation de courts-métrages de qualité, l’Atelier de Production de La Cambre apporte une visibilité aux jeunes réalisateurs par le biais de la promotion, de la diffusion et de la distribution. Grâce à cela, les deux courts-métrages de Sophie Racine ont eu un parcours riche, et ce à travers le monde. En plus d’avoir beaucoup voyagé, ils ont également été récompensés. Balades a reçu une mention spéciale dans la catégorie films étudiants lors du festival Balkanima en 2013 en Serbie, le second prix « Silver Brick » à Animax Skopje Fest en 2013 en Macédoine ainsi qu’un prix pour sa créativité et son expression artistique lors de l’IAFF Banjaluka en 2014 en Bosnie. Rêves de brume a reçu plusieurs prix lors du festival Anima à Bruxelles en 2014 (prix du meilleur court-métrage étudiant belge, prix de la RTBF-La Trois, prix Cinergie) mais également une Honourable Mention lors du Dublin Animation Film Festival la même année. Ces beaux succès s’expliquent sans doute par la poésie fédératrice qui émane de ces deux courts-métrages. L’absence de dialogue ainsi que l’usage du dessin et de la musique renvoient à un langage universel.

Bien plus considéré comme une technique que comme un art, il trouve sa légitimité dans sa collaboration avec les arts dits majeurs. Cette réalité de la genèse du cinéma laisse des traces et on retrouve encore cet échangisme avec les autres arts dans le travail de Sophie Racine. Artiste multiple – elle pratique également la photographie, le dessin hors du cadre animé ainsi que la linogravure – elle voit dans le cinéma d’animation le moyen « […] de pouvoir mélanger peinture, vidéo, dessin, utiliser aussi des sons, de la musique et d’être au croisement de tout cela. »[3]. Cette notion de croisement qu’elle met en avant est primordiale puisque le cinéma peut être ce lieu où se croisent et se rassemblent différentes techniques. Dans ses films se côtoient peintures, dessins et croquis qui sont parfois directement inspirés des photographies qu’elle a réalisées et le tout est mis en mouvement et se mêle à la musique. Et justement, ces musiques sont expressément conçues pour les films. Pour Balades, Boyan Vodenitcharov, compositeur et pianiste, a imaginé la musique en improvisant sur base de l’animatique[4] tandis que pour Rêves de brume, c’est un étudiant violoncelliste du Conservatoire de Bruxelles, Thibault Seillier, qui a réalisé une improvisation musicale basée sur le film presque finalisé.

Le film d’art, au-delà du sujet et du lieu de croisement, peut aussi être un nouvel outil pour l’artiste, un nouveau moyen de créer de la poésie. Sophie Racine pourrait exposer ses dessins et ses croquis tels quels, de manière autonome, mais la mise en mouvement ajoute un complément de lyrisme à son œuvre. Elle affirme d’ailleurs qu’elle cherche davantage à se rapprocher du vers qu’à construire une histoire avec des personnages. Balades semble être une succession d’instants croqués sans lien apparent. La technique de réalisation n’est pas gommée, les marques de feutres sont clairement visibles et forment comme un rappel à l’intention du spectateur : nous nous trouvons face à un dessin et non dans une autre réalité. Il n’y a également aucune volonté de cacher le support blanc du papier. L’animation y apparaît et disparaît en soulignant sa nature, son origine qu’est le croquis et propose des instants croqués qui sont comme collés bout à bout sans réellement chercher à leur donner de la véracité dans cette succession. Dans la quatrième partie du film, lorsque la pluie se met à tomber, le spectateur se retrouve un court instant derrière une vitre où de grosses gouttes d’eau s’écrasent. Il en résulte l’impression de ne plus se trouver dans le carnet de croquis mais bien à la place de la dessinatrice qui croque les passages de la rue à l’abri dans un café. Dans Rêves de brume, le scénario ainsi que l’utilisation localisée de l’animation par ordinateur rendent l’impression d’immersion au cœur d’un carnet de croquis moins présente. Malgré tout, la matérialité des coups de pinceau est visible et l’effet de brouillard donne cette impression de repartir d’une feuille blanche d’où les choses peuvent réapparaître, ce que souhaitait Sophie Racine. L’usage de la couleur et du noir et blanc, présent dans l’un et l’autre film, accentue l’impression de croquis rapide dans Balades et de réalisation immédiate dans Rêves de brume.

Rêves de brume, Sophie Racine (2013)

L’œuvre de Sophie Racine est marquée par le réalisme magique d’André Delvaux, que celui-ci définissait comme un écart par rapport à la réalité. Dans Balades, le film s’ouvre sur un personnage navigant sur une rivière. L’usage du noir et blanc trouble nos repères et joue sur la confusion entre la réalité et son reflet dans l’eau. Alors qu’il nous semble voir le personnage lui-même, un coup de pagaie nous révèle que ce n’était que son reflet. Les transitions entre les différentes parties se font presque par magie. L’étendue d’eau devient page blanche sur laquelle apparaissent les bâtiments. L’écart se trouve également dans la façon dont Sophie Racine fait apparaître et disparaître les personnages qui traversent le décor. Il n’y a pas de volonté de réalisme dans les déplacements, les personnages entrent dans le champ et en sortent tels des fantômes venus de nulle part. Cet écart avec la réalité évoque les souvenirs rassemblés qui forment un paysage mental, ce qui reste de ce moment de croquis. Le son joue également un rôle important dans ce réalisme magique : les oiseaux chantent, et certains pas résonnent. Pas tous, seulement ceux qui marquent ; ceux de la femme élégante en talons, ceux de l’homme pressé… Sophie Racine construit une image à partir de ses souvenirs, une image composée de bribes aux allures fantomatiques. Le réalisme magique vient aussi de la présence inexpliquée de certains objets porteurs de sens qui apparaissent hors de tout contexte logique tel un tissu qui claque au vent et annonce la tempête. L’utilisation du noir et blanc ponctué de couleurs participe à cette atmosphère magique.

Rêves de brume trouve, lui, son étrangeté dans la limite floue entre rêve et réalité. Un homme anonyme, un peu à la façon de l’homme au chapeau melon de Magritte, étouffe dans la foule et la ville. Tout est gris, les gens, le ciel, les bâtiments. Le réalisme magique fait une incursion discrète à travers les reflets du ciel dans les buildings de verre ; à nouveau nos repères sont mis à mal. Notre anonyme – mais est-ce lui ? On ne peut réellement en être sûr, seul le bruit de ses pas nous indique qu’il faut le suivre – court vers un bus où on ne le voit pas entrer car, déjà, la montagne nous apparaît. Le contraste entre la ville, qu’on pourrait imaginer être Bruxelles, et cette montagne gigantesque crée un écart avec la réalité. A cela s’ajoute le brouillard qui provoque un sentiment d’étrangeté car derrière ces nuages apparaissent et disparaissent le paysage et l’homme anonyme. Assis contre une cabane, le brouillard l’avale et on entend plus que sa respiration. Le violoncelle résonne et d’étranges tissus de couleurs ainsi que des cerfs-volants surgissent dans la montagne grise. Le personnage est assoupi, le sommeil est vecteur du réalisme magique car la limite entre rêve et réalité est imperceptible. A nouveau, le jeu entre noir et blanc et couleur accentue la magie du court-métrage. Alors que le personnage semble s’être éveillé (mais est-ce la réalité ou sommes-nous toujours au cœur du rêve ?), le paysage en noir et blanc se pare de couleurs tout au long du travelling. Ce choix, Sophie Racine l’explique :

Au départ, en tout cas pour Rêves de brume, la volonté de travailler à la fois en noir et blanc et en couleurs, c’était pour rendre sensible l’évolution du personnage. On commence en noir et blanc, puis la couleur revient au fur et à mesure que l’état d’esprit du personnage change, pour finalement finir complètement en couleurs. [5]

Que ce soit dans Balades ou dans Rêves de brume, nous sommes transportés dans un monde où l’écart avec la réalité est constant mais sans jamais provoquer de rupture.

Balades et Rêves de brume inscrivent leur poésie et construisent leur narration sur les paysages mêmes. Balades présente, comme son titre l’indique, une déambulation à travers différents lieux. Les façades et le parc sont croqués non loin de chez elle, dans le quartier Molière. Si on ne peut réellement reconnaître l’endroit exact, c’est bien Bruxelles, son atmosphère et ses façades si singulières qui transparaissent. Il n’y a pas d’histoire dans Balades, pas de personnage principal mais des figures anonymes, des passants : le sujet de ce court-métrage est le paysage en lui-même où l’on se plonge et l’on y suit Sophie Racine dans ses pérégrinations. Le paysage est à la fois décor et fil narratif. Dans Rêves de brume, le paysage joue également un rôle déterminant. Il est le remède à l’oppression de la ville, la réponse au mal-être de l’anonyme. Pour Sophie Racine, cette histoire est aussi le prétexte pour rendre des paysages vus et des émotions ressenties :

Disons que je me suis inspirée d’ambiances et de lieux que j’ai visités, d’images qui m’ont frappée [sic] et que j’ai voulu finalement retranscrire : rendre un éclat de lumière à un moment qui m’a plu, quelque chose qui m’a marqué. J’ai eu la chance d’aller souvent dans les Pyrénées, et à l’occasion de balades que j’ai faites en montagne, j’ai pris l’envie de restituer ces images que je percevais, la beauté des paysages… toute une ambiance aussi, les jeux de lumière…[6]

Le paysage est également la projection de l’état d’esprit du personnage. Gris et englouti par la brume à son arrivée, il se dégage petit à petit, laisse place à la lumière, au soleil et pour finir à la couleur. Si l’on prend Balades et Rêves de brume comme une continuité, on constate que l’on part de la nature, la rivière où voguait un personnage pour passer par la ville et enfin retrouver la nature, les montagnes et la paix. Cette vision tripartite du paysage assigne un rôle de rêve et de danger à la ville tandis que la nature semble être vectrice de solutions et incarne un retour à la sérénité. Malgré tout, Sophie Racine ne donne pas une représentation de la ville négative car la poésie s’y insinue toujours comme une sorte d’amie reconnaissable. Mais la nature et les paysages sauvages incarnent une forme d’Eden, un refuge pour se protéger de cette ville qui peut malgré tout finir par être écrasante.

Sophie Racine propose un univers aérien dans lequel on prend plaisir à se perdre au détour de ses dessins. Cette légèreté, conférée par l’utilisation des techniques traditionnelles de réalisation, est permise par l’Atelier de Production de La Cambre qui encourage la multiplicité des esthétiques dans laquelle peut s’épanouir l’atmosphère poétique de ces films. Balades et Rêves de brume sont le lieu de croisement des arts auquel la mise en mouvement apporte une dimension supplémentaire, un complément de poésie. La narration à peine existante nous laisse carte blanche pour imaginer et se laisser porter par les déambulations de l’artiste à travers ses souvenirs, réels ou rêvés, et ces instants qu’elle a croqués. Les deux courts-métrages jouent de cet écart avec la réalité qui frôle sans cesse les limites de l’extraordinaire, et nous porte dans un univers onirique tout à la fois proche du monde réel. Le paysage y joue un rôle à part entière, il est tout à la fois le décor et le fil rouge du récit, l’identité d’une ville et le reflet des émotions d’un anonyme, l’oppression et le retour à soi-même. A travers le langage universel des traits et de la musique, Sophie Racine nous emmène dans ses rêves et dans les nôtres aussi.

[1] Entretien par mail accordé par Sophie Racine, réalisatrice, 3 mai 2016.
[2] Entretien par mail accordé par Sophie Racine, op. cit.

[3] Marceau VERHAEGHE, «Sophie Racine : prix Cinergie Anima » [30/04/14], in Webzine Cinergie, http://www.cinergie.be/webzine/sophie_racine_prix_cinergie_anima, dernière consultation le 12 mai 2016.
[4] L’animatique est une sorte de maquette du film, sous forme de vidéo.
[5] Marceau VERHAEGHE, op. cit.
[6]Loc. cit.