Chap 26
Cousu mains, Qui voit ses veines voit ses peines
Pierre Van Den Dungen, Responsable didactique en Histoire (ULB) / Professeur ENSAV-La Cambre
Qui voit ses veines voit ses peines, Marie Géhin (2011)
L’image de la main de la cinéaste, vive et délicate, caressant celle, noueuse et usée, de la grand-mère, m’a marqué.
C’est émouvant, malgré soi, dans la délicatesse, le suggéré.
Comme l’est le titre de l’oeuvre, Qui voit ses veines, voit ses peines – je ne connaissais pas ce dicton?[1] -, comme le sera l’ensemble du documentaire.
Tant de choses sont dites cependant : à commencer par la peine perdue d’archiver la « vie » parce que, dans l’intime plus qu’ailleurs, l’essentiel échappe toujours. Les moments insignifiants, les implicites, les odeurs – ne sont elles pas les premiers révélateurs du passé intime? – , le bruit de la respiration des êtres aimés. Tout disparaît, au mieux tout s’estompe. Tout perd sa sève, sa dynamique, son épaisseur pour atteindre au sépia, à la photo en voie d’effacement.
Alors quelle beauté que ces mains qui révèlent tant sur le parcours, effacé justement, de la grand-mère. Quelle force que le regard du grand-père dont on presse vite, toujours à vif, les souffrances anciennes. Au-delà du quotidien d’un couple de retraités, quelque part en France ou en Belgique (j’ai oublié où?), apparaît bientôt l’intérêt de récits de vie.
Le parti pris de Marie, l’auteure, est assumé : il sera subjectif, bienveillant, comme une entomologiste familiale à l’écoute d’une lassitude ambiante qui n’est pas une résignation.
Ici tout est ancien, un peu usé mais rangé, classé, du moins à mes yeux de bordélique invétéré. Les regards se perdent dans un décor d’habitudes où les choses sont à leur place, celle qui leur a été attribuée on ne sait plus trop quand ni pourquoi. Les bottes de jardin à côté des chaussures de ville. On est entré dans l’univers des jours semblables, sans faux-semblants; comme, d’ailleurs, elle et lui ont fini par se ressembler, à force de se côtoyer sans doute.
Les objets sont les mêmes depuis le temps où l’auteure passait ses fins de semaine chez « pépère et mémère ». Au-delà de l’anecdote, cette permanence révèle les pratiques d’avant le culte de la sur-consommation et de l’obsolescence programmée. Je le sais parce que mon vieux père (1932) agit de la sorte : il ne jette pas, il répare, il rafistole, souvent sans se soucier de l’esthétique des choses.
Les commentaires ne cherchent pas à expliquer les images. Non pas que celles-ci parlent d’elles-mêmes – ce lieu-commun, en plus d’être idiot, est erroné -, mais elles racontent la litanie discrète des jours. Le programme huilé de la vie quotidienne, l’importance de ses rituels. Chaque pièce a les siens, dans une perspective genrée : la buanderie et la cuisine pour elle, le garage, le jardin et le potager pour lui qui bricole également, comme le faisait son père. Au-dessus comme en dessous de la maison – une quatre façades tout de même – le grenier et le garage font office de centrales des souvenirs! Des traces de vie en commun, à deux ou avec les petits-enfants devenus grands… Là, les objets des uns et des autres s’entassent, parfois s’enchevêtrent dans une sorte de capharnaüm organisé par caisses. Les jouets et les livres de Marie reposent là sous l’épitaphe ‘Attention fragile’.
A la réflexion, ce film ‘en montre’ plus qu’une interview classique, malgré l’absence de « protocole » – questions ouvertes, questions fermées – parce qu’il ne cache rien des coulisses et de l’anodin. Il révèle, sans affirmer, même ce que parfois l’on « coupe » un peu vite au montage, par peur de lasser un public avide de rapidité, de plans courts… Marie assume la répétition – le 13 heures de Pernaut sur TF1, Papy dans son potager… – qui définit souvent le quotidien des êtres. La grand-mère ne comprend d’ailleurs pas ce que cherche sa petite-fille. En vérité, elle traque, doucement, sans insistance ni voyeurisme, l’instant, le fragile, l’éphémère de la vie de deux êtres qui lui sont chers. Elle tente de préserver pour elle et pour nous, dirait-on, ce qu’elle sait en voie de disparition : ses deux héros anonymes aux yeux des autres. La mort rôde déjà, malgré l’épaisseur des murs de briques, et avec elle la dispersion des corps et des biens, avant celle plus progressive des souvenirs.
Bien entendu,les amateurs d’arbres généalogiques nettement tracés en sont pour leurs frais tout comme les admirateurs de méthodologies académiques (s’agit-il des grands-parents maternels ou paternels? Quel est leur âge?). D’autres fois, des questions restent sans réponse.
Mais là n’est pas l’essentiel. En plus des éléments factuels et du concret des décors, l’auteure a réussi à capturer les états d’âme du vieux couple. Enfin, plus souvent ceux du grand-père qui tient volontiers le crachoir ! (il y a sans doute là aussi l’expression du rapport privilégié entre une petite-fille et son grand-père). « Etre et avoir été » lance-t-il avant d’ajouter « On est comme blasés », « on a vécu. on est au passé », belles formules lâchées sans prévenir de son accent terrien. Elle et lui semblent d’ailleurs de moins en moins comprendre le monde actuel, de « plus en plus catastrophique », et sauvage, comme le martèle chaque jour le journaliste-populiste télévisuel.
Et puis soudain, à la 19e minute, Marie, qui se met dès lors en scène, fait entrer l’Histoire dans le récit, celle de la guerre, des blessures à l’évidence non-cicatrisées. C’était cela, grand-mère, la vraie raison de sa venue… Nous voici dans une famille de résistants : le grand-père paternel mort à Buchenwald, un de ses fils (le frère de papy donc…) fusillé en septembre 1944 et puis porté disparu. Et pépère de se montrer soudain tel qu’il est toujours : un homme en colère contre « tout cela ».
Mais Marie veut savoir malgré tout pour rompre l’incommunicabilité, cette chape de plomb des familles que même les embrassades et les câlins ne parviennent pas à soulever. Pépère lui remet l’étui à cigarettes de son frère. La caméra ne filme pas les visages et on entendra les larmes plus qu’on ne les verra. Il s’agit de savoir les choses, sans blesser davantage et sans sombrer dans l’impudeur. Le cadrage sur les mains et le corps permet également de se concentrer sur le propos, sur la voix. Que la douleur est restée vive, et même virulente! Au final, Marie nous raconte une autre forme de résistance, celle des ‘survivants’ auxquels la guerre a arraché des proches. « On va manger » dit soudain la grand-mère. Le quotidien ne perd pas ses droits et Marie nous donne à en visionner les coulisses, le micro bien visible, sans effets de mise en scène.
La démarche artistique au service de l’Histoire? Loin de moi l’idée de reléguer aux oubliettes la grande Histoire et ses enjeux géostratégiques. Mais des oeuvres personnelles comme Qui voit ses mains, voit ses peines rappelle combien cette dernière peut tirer profit des histoires quotidiennes et intimes de celles et de ceux qui ont donné corps et âmes à une époque. Le temps est un sillon que chacun creuse. Au chercheur de hiérarchiser et puis de synthétiser la multitude des parcours qui constituent autant de témoignages nécessaires à une meilleure compréhension – fine et subtile – du passé. Qui voit ses mains, voit ses peines propose également une réflexion sur la mémoire. Sans cesse recomposée, aide-t-elle à (sur)vivre ou est-elle un fardeau qui emprisonne dans les souvenirs et empêche de vivre vraiment, surtout sous le regard de héros qui se sont sacrifiés?
Ne peut-on pas interpréter les images de fin – Marie au volant de sa voiture qui quitte la banlieue pavillonnaire des grands-parents pour les bois – comme un désir d’évasion, d’envolée…Ses grands-parents ne sont-ils pas prisonniers du quotidien, des habitudes et d’une mémoire accablante? Mais, avec les années, est-il possible d’échapper, justement, à cet enfermement?
Je ne sais pas. Tout ceci n’est qu’interprétation.
En revanche, la vision de l’œuvre de Marie m’a conforté plus que jamais dans l’idée que le témoignage des artistes, sensible, attentif aux êtres et aux choses, apportait une forme de compréhension et d’empathie remarquables dont les scientifiques avaient tout intérêt à imprégner leurs travaux méthodiques. Il y va d’une forme essentielle « d’humanisation » qui aide à mieux redonner vie aux morts.
[1] Le Littré m’apprend qu’il s’agit d’un proverbe utilisé au sujet « d’une personne âgée dont les veines sont apparentes, ce qui est signe d'un âge qui s’avance ».