Chap 22

Histoires de reflet

par Laure Bioules, comité de programmation du P’tit Ciné pour les 40 ans du Cinéma en atelier

Roger est un vieux barbier. Il travaille bénévolement dans un centre d’accueil pour sans-abris, à Montréal. Alors que le froid et la neige paralysent la ville, Roger s’installe dans son petit local et s’active chaque jour pour couper et coiffer les cheveux d’une dizaine d’hommes, qui défilent sur son fauteuil et sous sa paire de ciseaux. Dans un microcosme protégé, Roger, les hommes coiffés et leur reflet forment Le Barbier.

Le barbier, Julie Decarpentries (2008)

Sous sa blouse blanche et sa moustache parfaitement taillée, la figure de Roger est intemporelle. A la fois sérieuse, appliquée et profondément sympathique. Il aurait pu être le sujet d’un des portraits d’Alain Cavalier. Le Barbier dresse lui aussi un portrait d’une belle simplicité : Roger s’installe dans son local, enfile sa blouse et prépare ses outils, fixe son badge et attend les clients. La journée est simple et semble avoir été répétée des centaines de fois. La réalisatrice l’interroge parfois mais l’observe surtout exercer son travail volontaire. Si la construction de ce film s’installe d’abord à travers le portrait de Roger, il s’en détache ensuite progressivement et devient multiple. Car Le Barbier évoque aussi la situation de ces hommes qui viennent se faire coiffer. Et à la manière de Roger qui améliore leur reflet, le film leur redonne un peu de dignité. La situation n’est pas classique : les clients sont des sans-abris, ils viennent se faire coiffer gratuitement. Le personnage de Roger, figure centrale du documentaire, devient au fil des plans un intermédiaire, une sorte de messager. Petit à petit il s’efface et laisse sa place aux hommes coiffés. Alors depuis le huis-clos réchauffé, on imagine leur situation quotidienne, à l’extérieur, et les obstacles auxquels ils sont confrontés chaque jour. La réalisatrice les interroge : « C’est la première fois que vous venez chez Roger ? ». L’intermédiaire, le messager. Il est une présence essentielle, nécessaire. Car dans le petit local de Roger, avant d’être représentés, appréhendés et regardés comme des sans-abris, ces hommes sont avant tout des clients qui viennent se faire coiffer.

La représentation de la marge – dans ses nombreux et différents aspects – en cinéma documentaire est un sujet qui m’a toujours beaucoup attiré et questionné. Elle est un sujet de prédilection du documentariste. La caméra documentaire est depuis toujours, elle aussi, attirée par la différence. On filme beaucoup ces personnes qui se tiennent à l’écart, celles que l’on voit peu ou que l’on ne voit plus. Pour essayer de comprendre, sûrement. Cette relation est néanmoins complexe : la caméra, une fois posée sur la marge, impose une certaine éthique à laquelle il faut réfléchir. Comment appréhender des personnages marginaux ? Comment ne pas tomber dans une représentation usuelle de ces personnes et les exclure encore plus qu’ils ne le sont déjà ?

Dans Le Barbier, c’est à travers l’étape essentielle de la coupe que les hommes se livrent, d’abord en réponse aux questions de la réalisatrice puis de plus en plus naturellement, délibérément. Roger le messager prend la relève et engage la conversation avec ses clients. Il laisse progressivement sa place aux hommes qui défilent sur son fauteuil. Sa position dans le film reflète à merveille son engagement volontaire pour une cause. La paire de ciseaux et la caméra, en accord, viennent délivrer la nuque et la parole.

Le Barbier est un film profondément réflexif, dans tous les sens du terme. Les hommes qui viennent se faire coiffer s’observent, se reflètent dans le miroir disposé en face d’eux ; la caméra observe, reflète, les hommes venus se faire coiffer. Le cadre de la caméra répond et rappelle celui du miroir. Et la question de l’image se pose doucement, en fond. En réalisant l’importance d’une simple coupe de cheveux pour ces hommes sans moyens, on se questionne sur l’idée de l’apparence. Roger et la caméra travaillent ensemble le reflet de ces hommes et leur donnent une image. Un peu plus présentables, un peu moins invisibles. En rendant à ces hommes le contrôle de leur apparence, Roger et Le Barbier les libèrent un peu de leur exclusion. Histoires de reflet.