Chap 20
Mettre les jeunes derrière la caméra
Une plongée dans l’imaginaire et la conscience politique du jeune public.
par Vanessa Gemis, Chercheuse, ULB
Plonger dans l’univers de l’atelier de production Camera-etc, c’est forcément sortir des cadres d’une certaine industrie cinématographique où le film d’animation rime désormais avec une avalanche de couleurs et de sons pas loin d’avoir un effet hypnotique (pour ne pas dire lobotomisant) sur le jeune public. Une partie de l’enjeu des ateliers Camera-etc consiste à offrir aux enfants et aux jeunes l’occasion de goûter à toutes les étapes de la réalisation dans le cadre d’un projet collectif. Or, ce que dévoilent ces réalisations in fine, c’est incontestablement combien les superproductions en tête d’affiche imposent une esthétique lissée loin de correspondre à celles des principaux intéressés. En quittant leur statut de public pour devenir « acteurs » et réalisateurs, les jeunes dévoilent non seulement toute la liberté qu’offre le cinéma d’animation, mais donnent libre cours à leur propre imagination et corps à leur sens du questionnement.
Butoyi (2013)
Les quatre courts-métrages suivants donnent un aperçu des techniques et thématiques exploitables avec les jeunes, dans des contextes socioéconomiques et culturels parfois très différents. Car ce n’est pas uniquement dans les classes des petits écoliers de la Fédération Wallonie-Bruxelles que Camera-etc. s’invite ! Les ateliers développent également des projets internationaux en partenariat avec l’Afrique, l’Amérique du Sud ou encore l’Asie. Il s’agit alors tant de sensibiliser aux technologies de la communication et de l’information des enfants et des jeunes gens qui n’y ont habituellement pas accès, que de s’ouvrir à la diversité des points de vue et des esthétiques. Leila (16 enfants burkinabés, 3’35, Camera-etc, 2007) et Butoyi (12 jeunes femmes burundaises, 10’, Camera-etc, 2013) nous plongent en Afrique, pour aborder deux questions sensibles : la condition des enfants et la condition féminine. Tous deux sont porteurs d’un engagement fort contre les violences et les effets de domination, et plaident, par leur note finale positive, en faveur d’un avenir meilleur. La prise en charge du propos par les principaux intéressés – prise en charge très concrète puisque la bande-son est également assurée, sur le mode choral, par les jeunes réalisateurs et réalisatrices – accentue largement l’effet d’adhésion du spectateur. Mais cet effet miroir s’inscrit également dans la trame et l’esthétique de chacun de ces deux courts-métrages.
Leila (2007)
Réalisé par des enfants âgés de 6 à 12 ans, Leila reprend en moins de 4 minutes, la trame traditionnelle du conte : une famille pauvre se résout à échanger l’ainée de ses huit enfants contre un peu de millet. Mais la petite fille est rapidement réduite en esclavage par son acquéreur, qui n’hésite pas à demander à une sorcière de la transformer en âne, pour augmenter sa rentabilité. La famille finit par récupérer l’âne, épuisé par tant d’efforts, et après l’avoir soigné comprend qu’il s’agit de l’ainée de la fratrie. Le marchand sans scrupules est chassé du village et la petite fille retrouve sa place auprès des siens. L’esthétique contrastée renforce un effet de lecture à deux niveaux : les personnages, constitués à partir de découpes de papier noir, mettent l’accent sur le côté sombre du scénario et la dénonciation d’un problème de société, tandis que les décors aux tons chauds (ocres, bruns, orangés, etc.), constitués de dessins d’enfants, soulignent l’innocence et la jeunesse des principaux intéressés.
Si Leila s’inscrit dans un projet scolaire, les 12 réalisatrices de Butoyi n’ont quant à elles jamais été scolarisées (ou très peu). Cette question de la scolarisation des filles constitue d’ailleurs l’une des thématiques centrales de ce film d’animation qui souhaite souligner la condition des femmes au Burundi. Pour en saisir toute la finesse, un second document mérite d’être visionné : le making-of de Butoyi accessible depuis le site de Camera-etc. Ce dernier ne se contente pas de nous faire entrer dans les coulisses de ce court-métrage africain, mais inscrit pleinement le film d’animation dans son contexte de production et en renforce les prises de position. Les deux documents s’éclairent ainsi mutuellement en offrant deux regards sur une même réalité : le témoignage-vérité du documentaire et le témoignage-fiction du court-métrage d’animation. L’intérêt résidant bien évidemment à repérer les incursions du réel dans le fictif et vice-versa. Il y a dans les témoignages des réalisatrices une volonté de se dire avec un mélange fort de pudeur et d’engagement. La question du viol présentée dans le film d’animation est ainsi constamment ramenée au vécu d’autrui (« c’est ce qui se passe dans nos collines… »). Dans Butoyi cette tension se lit à travers l’esthétique choisie : les personnages sont incarnés par des animaux, alors même que le décor est constitué d’éléments naturels réels (herbe, pierres, terre, etc.). La symbolique animale s’ancre ainsi dans l’imaginaire collectif (des moutons et des lapins pour incarner les « gentils » de l’histoire ; un lion pour incarner le tortionnaire) et permet d’aborder un sujet difficile sans y accoler un visage de femme en particulier (à noter toutefois, l’incursion des réalisatrices dans leur film sous la forme d’un court extrait les montrant dansant et s’amusant). La structure du court-métrage est également très intéressante et remet constamment en jeu la tension entre la réalité et la fiction ; entre la vie vécue et la vie rêvée :
1. Butoyi est une jeune brebis qui accompagne ses frères à l’école. Elle est de loin la plus brillante.
2. Mais Butoyi est vite rattrapée par sa condition de femme : « Tu en sais déjà bien assez pour une fille. Tu es grande maintenant, tu vas m’aider », lui annonce un jour sa mère.
3. Un jour qu’elle se rend à la fontaine pour prendre de l’eau, Butoyi est violée par un lion et tombe enceinte.
À ces trois premières scansions qui font écho aux vécus des femmes burundaises, en succède une quatrième :
1. Butoyi imagine la réaction de ses proches : rejetée par tous, elle n’aura plus que le suicide comme solution.
Cet imaginaire négatif sert véritablement de pivot au scénario qui, de là, glisse vers un travail scénaristique engagé où les réalisatrices reprennent les rênes de leur propre vécu pour infléchir le récit et s’ouvrir de nouveaux horizons.
1. Les proches de Butoyi décident de la soutenir et de l’accompagner pour porter plainte. Le lion est mis en prison.
2. Butoyi se marie et met au monde des jumeaux : un garçon, une fille. Elle décide de les envoyer tous les deux à l’école : « … même si tu es une fille, c’est important d’apprendre des choses ».
La phrase de clôture de ce court-métrage est sans équivoque sur ce magnifique scénario qui tout en témoignant du vécu des femmes burundaises, leur offre au travers de la création une voie d’émancipation et de réappropriation de leur vécu : « Et si on changeait ? »
Les deux courts-métrages suivants s’inscrivent dans un cadre qui nous est davantage familier, puisqu’ils sont issus de projets menés dans des établissements scolaires belges. Paola Poule Pondeuse (Louise-Marie Colon & 50 enfants de l’école communale Bressoux-Porto, Camera-etc, 2009) et Mine de rien (28 enfants, 10’, Camera-etc, 2006) invitent des enfants européens à réfléchir à deux sujets de société importants. Au-delà de l’initiation aux techniques du cinéma d’animation, ces deux projets interpellent par ce qu’ils disent de l’intelligence des jeunes enfants et de leur capacité à réfléchir à des sujets de société importants dès lors qu’on leur permet de donner littéralement corps à leurs idées et leurs opinions.
Paola Poule Pondeuse (2009)
Paula Poule Pondeuse donne la parole à un groupe d’enfants âgés de huit ans. Derrière l’apparente naïveté du scénario mettant en scène une petite poule blanche désireuse de quitter son usine de production d’œufs en batterie, pour rejoindre sa cousine à la ferme, Paola donne aux enfants l’occasion de s’exprimer sur la question des conditions de travail. De manière spontanée tous les enjeux s’y trouvent : le lieu de travail comme espace d’enfermement et d’uniformisation est autant représenté par la grille derrière laquelle sont enfermées les poules que par le rythme mécanique de la machine qui récupère les œufs ; l’aspiration à la liberté et l’individualisation qu’on perçoit dès le début chez cette unique petite poule blanche noyée au milieu de ses consœurs rousses. Les choix esthétiques sont intéressants, car ils soulignent la jeunesse des réalisateurs : dessins picotés et colorés à l’aide de pâte à modeler écrasée.
Mine de rien (2006)
La technique et l’esthétique de Mine de rien sont déjà plus complexes (des crayons et des bics marionnettes) et indiquent immédiatement une autre maturité chez les réalisateurs en herbe. Réalisé par une classe de 6e primaire (11-12 ans), ce court-métrage est également particulièrement riche en symbolique. Crayons, bics et autres éléments immédiatement associés à l’univers scolaire permettent ici aux enfants de s’exprimer sur la Démocratie. Au pays des crayons et des bics, tous vivent dans l’harmonie et le respect des libertés individuelles. Mais à la suite d’élections, le parti Technomania monte au pouvoir et s’installe progressivement un nouveau régime politique basé sur la performance, l’ordre et l’uniformité qui peu à peu durcit les conditions de travail des citoyens et détériore le climat social. Heureusement, face à ce nouveau régime, des voix s’élèvent et le film ne se contente pas de souligner les effets néfastes de la dictature, mais insiste sur la nécessiter de résister. Dans Mine de rien, les jeunes adolescents partent donc de façon sensible et intelligente de leur propre quotidien pour participer au débat sociopolitique, en déployant l’étendard de la liberté d’expression sous des angles divers et complémentaires. Car ce que dit le scénario (la mise en place progressive d’un régime totalitaire et les réactions citoyennes) est constamment dédoublé par le projet en lui-même : la création artistique comme espace de liberté d’expression et d’appropriation symbolique.