Chap 15

Saute ma ville ?

par Mara Kupka

Acteur, homme de théâtre, auteur de BD ou cinéaste, peu importe le médium, Philippe de Pierpont s’intéresse toujours à cette même question: celle de l’exil, de la frontière, une question qui est intimement liée à celle de la quête identitaire, le rapport à l’Autre. Avec La Ville invisible, une production entièrement belge et le fruit de deux ateliers – Dérives en coproduction avec le WIP et la RTBF Bruxelles –, de Pierpont passe le cap d’un premier long-métrage professionnel. Thématiquement, le cinéaste s’inscrit dans une continuité avec ses créations précédentes. En choisissant Bruxelles comme décor, capitale cosmopolite par excellence, il réalise pourtant un paradoxe : cette ville, éclatée, aux visages multiples, devient le temps d’un documentaire le théâtre d’une expérience très singulière et surtout individuelle.

La Ville invisible, Philippe de Pierpont – (fig.1)

Néanmoins, malgré son expérience et la proximité thématique, ce projet de capter l’écho d’une histoire personnelle s’avère plus complexe que prévu. En effet, selon le réalisateur « L’essence  de ce documentaire face à mes autres était d’entrer dans la tête des gens et pour cela il faut « écrire » et « parler » sur l’image. Or au cinéma on est dans l’immédiateté. On met donc en image ce qui est invisible. Je pense que l’expression littéraire est la forme d’expression la plus naturelle ; reste que c’est de la littérature et qu’on est au cinéma. Ce n’est pas la même chose.[1]» Dans ce documentaire, de Pierpont cherche à faire jaillir à la surface la vie et les tumultes intérieurs expérimentés à un moment et un endroit donnés. Pour ce faire, le cinéaste a réalisé une sélection parmi septante-deux témoignages qui repose davantage sur une sensibilité, un instinct que sur l’esthétique. Sur un arrière-fond sonore urbain délocalisé, de fluctuation de voix in et off, loin du reportage et de la simple reconstitution, le spectateur assiste à des entretiens de personnes qui ont chacune expérimenté une perte d’identité. En dépit de la multitude des thèmes abordés – politiques d’émigration, homosexualité, violence conjugale – le spectateur peut retisser le fil rouge entre ces différentes histoires qui réalisent une boucle de récits de la rencontre amoureuse à la mort en passant par l’union, la naissance et la résurrection parfois symbolique.

Pour citer un exemple concret : Helga, une réfugiée allemande fuyant le nazisme, se trouve un faux mari pour devenir Belge. Elle évoque ce souvenir alors que de la Maison communale de Saint-Josse sortent de jeunes mariés. La caméra de de Pierpont caresse les marches muettes qu’Helga a jadis emprunté dans un contexte très différent. Ainsi de Pierpont remonte dans le temps par la seule force de l’histoire et de l’image sans flashback ou effet quelconque. En instaurant une complicité entre ces récits très personnels et un montage ponctuel des lieux de mémoires, de Pierpont crée sans effets de style particuliers un discours complexe qui dépasse ce que montrent les images nues avant d’enchaîner sur l’histoire d’un autre passant qui répond conceptuellement à la précédente.

Le réalisateur rajoute que cette intimité avec les sujets filmés qui transparait au spectateur découle aussi de sa devise d’auteur, de Pierpont privilégiant l’expérience de filmer au-delà du produit fini. Cette démarche explique vraisemblablement que le réalisateur place sa caméra à hauteur de l’humain. La caméra se met en position de celui qui narre, l’œil mécanique se modulant en fonction de celui qui est interrogé. Ainsi, la caméra balaye lentement le paysage, s’interrompt et contemple l’espace sous le regard d’une femme belgo-marocaine, réalise un plan fixe sur le coin d’une rue synonyme d’un nouveau chapitre pour une jeune femme lesbienne, ou au contraire exécute des mouvements rapides et fuyants sur d’autres interlocuteurs.

A cette visée méditative basée sur le regard porté sur le territoire s’ajoute le jeu entre voix off et in, une voix semblant appartenir au personnage visionné ou au hors-champ. A son habitude, de Pierpont enregistre son et image séparément, déterritorialisant la voix qui passe de in en off et vice-versa, faisant immerger une dimension inconsciente, plus aérienne du « personnage » documentaire, comme une entrée dans son univers mental malgré l’ancrage dans un registre documentaire.

Loin du documentaire classique de captation stricto sensu du réel, de Pierpont invite donc à un grain de poésie, de magique du quotidien. Cette explosion des codes du genre est présente dès l’ouverture où des crédits défilent sous des plans abstraits et des touches de couleur néons induits par la vitesse du métro. Les lieux a priori connus de tous, à la limite du banal, sont réinvestis par les histoires personnelles des personnes rencontrées et par une mise en scène et un découpage discrets mais puissants qui ne sont habituellement pas du ressort documentaire. Ainsi, le spectateur revisite, en compagnie d’une femme divorcée la rue du Marché au fromage, la « Plus Petite Maison de Bruxelles ». Le réalisateur instaure une intimité à peine soutenable pour le spectateur en cadrant de manière extrêmement rapprochée le visage de cette femme en prise aux souvenirs pendant que des cris d’enfants en hors-champ semblent issus de sa mémoire. Ce refuge auprès d’un pied sculpté, objet symbolique et extraterrestre, compris entre intérieur et extérieur, devient la métaphore de cette identité éclatée qui obsède de Pierpont, ce « je suis plusieurs » de cette femme à la fois Belge et Marocaine, et donne le signal de reprendre pied au sens littéral comme figuré (fig. 1).

Ceux qui donnent un visage à la ville sont dès lors ces personnes venues d’horizons multiples, toutes réfugiées d’une façon ou d’une autre au sein de la capitale européenne. Leurs histoires ont été minutieusement sélectionnées par le réalisateur, qui leur donne vie au travers de voix au pluriel. De Pierpont crée un discours sur l’éclatement identitaire à partir d’un générique dominé par l’entremêlement de bruits ambiants en hors-champ, voix et langues multiples. Dans cette entreprise de création d’un univers de poésie du réel, la musique joue également un rôle dominant. C’est le cas dans une séquence en particulier. Un parcours banal pour la plupart – prendre un bus pour rendre visite à une amie – relève d’un véritable trajet initiatique pour une femme battue. Ce cheminement, ce dépaysement et finalement aussi cette réappropriation spatiale comme mentale, de Pierpont les traduit par l’ambiguïté de la source sonore. Pendant que le spectateur passe avec cette femme dans des quartiers musulmans, il s’imagine que la musique provient des lieux mais le son perdure et voyage dans le temps et dans l’espace avant de s’arrêter en plan fixe sur un arrêt de bus où une communication écrite informe le spectateur de la suppression de la halte. De Pierpont parvient ainsi à lier la psychologie de la personne avec l’environnement immédiat et vice-versa.

Le spectateur remarque que la ville, le cadre de toutes ces rencontres non fichées, sans noms, ni âge, n’est jamais montré en son entièreté mais morcelé par la caméra de de Pierpont. Ce qui intéresse le cinéaste, c’est précisément de ne pas montrer Bruxelles grâce à des adjectifs connus de tous – trams, la Place de la Bourse, la statue de Gabrielle Petit – mais de la redécouvrir par le biais d’espaces anodins. La caméra de de Pierpont, portée à l’épaule, se « balade » en fixant le sol, « grimpe » des façades a priori anonymes au point que le spectateur croit se perdre dans un véritable dédale, dans une nouvelle Bruxelles inconnue. «Ce film met en lumière cette « ville invisible » qui vit dans la tête de ses habitants. Avec eux, nous entrons dans les plis de la ville, aux endroits où se rencontrent  l’intime et le public, le réel et la fiction. [2] » Le paysage bruxellois qui, sous la direction de de Pierpont et de ses « coscénaristes », le spectateur y compris, prend le plus souvent l’aspect de murs, d’intérieurs de voitures et des cadrages serrés, détient donc moins une valeur décorative que de ressort narratif et symbolique.

Sans forcément s’en revendiquer, le cinéma de de Pierpont est empreint d’une touche de critique sociale sous couvert surréaliste bien répandue dans le plat pays d’artistes comme Magritte. De Pierpont confirme une fois de plus qu’il faut se garder de voir dans ce documentaire un simple échange de type reportage avec des passants. Un jeune homme d’origine étrangère s’installe sur une chaise devant un commissariat de police et interpelle le spectateur en face caméra. Cet émigré ne porte pas par hasard des vêtements de même couleur que les murs du bâtiment et le trottoir qui le borde (fig. 2 & 3). Il camoufle savamment la chaise avec son corps faisant croire au spectateur qu’il est assis, suspendu dans l’air. Cette mise en scène ne confère que davantage d’ampleur à son statut de marionnette dans les filets d’un système dysfonctionnel.

(fig. 2)

(fig. 3)

Il en va de même pour cette séquence d’un ancien repris de justice qui confronte ses souvenirs carcéraux à ceux de Gabrielle Petit (1893-1916). Entre rêve et réel, cette espionne des Alliés lors de la Première Guerre mondiale, fusillée par les Allemands, semble prendre chair. Grâce à un jeu de lumière habile, la statue « sue » et « pleure » avec cet ancien détendu (fig.4). Cet épisode appelle dès lors à la mémoire collective du spectateur et inscrit la petite histoire dans celle avec un grand « H ».

(fig. 4)

Si souvent documentaire et plus particulièrement entretiens filmés résonnent avec mise à distance de l’auteur, de Pierpoint prend le pari de s’investir personnellement dans son œuvre. Le cinéaste choisit une visite sur la tombe de son père qui a été recyclée sans qu’il le sache comme point de départ de son interrogation sur la perte des repères. Si quelques critiques pourraient reprocher un certain pathétisme à ce peintre des villes, de Pierpont rétorque avec un sens de l’humour particulier. Parmi le bruit des grues ayant déterré les tombes, il interpelle son spectateur sur cette découverte choquante avec un ton naïf et presque descriptif.

Avec La Ville invisible de Pierpont génère un équilibre entre capture documentaire et poésie du réel qui dépoussière l’image encore souvent très terre-à-terre de ce genre cinématographique. Aussi, à l’opposé d’une position classique de récepteur passif, le spectateur de de Pierpont participe activement à la construction du discours du réalisateur qui bâtit une ou plutôt des villes invisibles que le seul œil d’Historien ne saurait percevoir. Avec ce film, le réalisateur belge parvient à dresser un portrait actuel, diversifié mais surtout réaliste et proche de la ville bruxelloise à l’heure où elle fait malheureusement davantage parler d’elle à la une des médias pour des raisons bien plus tristes.

[1] Entretien avec Philippe de Pierpont, 8 juin 2016.

[2] Entretien avec Philippe de Pierpont, 8 juin 2016.