Chap 13

Marcher, filmer, créer

par Isabel Díaz Rodríguez

Tout au long de sa carrière cinématographique, Philippe de Pierpont a réalisé aussi bien des films de fiction que des films documentaires. Mais il s’est davantage penché sur la réalisation de ces derniers. L’homme qui marche est le premier long métrage du réalisateur et, à ce stade de sa filmographie, le seul film qui intègre ces deux genres.

L’homme qui marche s’articule autour de rencontres entre un géomètre, Lorenzo, incarné par l’auteur de bandes dessinées italien Lorenzo Mattotti, et des personnes réelles qu’il croise sur son parcours pédestre depuis Bruxelles jusqu’à La Panne. Tout au long de l’itinéraire, les personnes que rencontre Lorenzo lui dévoilent ouvertement leur environnement ainsi que leur quotidien. Cette longue promenade, faite de multiples rencontres, incarne la question de l’identité si caractéristique en Belgique (un pays divisé territorialement et linguistiquement dont la genèse résulte d’une cohabitation imposée de deux – voire trois – cultures). En 1992, le cinéaste réalisa ce film avec l’idée de s’interroger sur la question de l’appartenance ainsi que la réalité de la périphérie bruxelloise « où les flamands sont chez eux » (Waar Vlamingen thuis zijn) ainsi que de l’acceptation de l’autre, perçu comme un étranger.

Alors que L’homme qui marche dresse un portrait presque anthropologique du Nord de la Belgique et apparaît comme un film documentaire, il s’agit en réalité d’un film hybride. En effet, le caractère vériste se voit doublé : le cadre intimiste dans lequel se font les rencontres renforce la part de réel des entretiens filmés, mais la scène d’ouverture avec les deux géomètres – dont un vrai et un prétendu, Lorenzo – annonce de prime abord l’hybridité présente tout au long du film.

La première rencontre que fait le géomètre ancre le propos du film dans cette question identitaire belge et plus particulièrement celle du nationalisme flamand. Un personnage filmé dans un bar local avance ne pas savoir ce que signifie « être flamand » ; pour lui, si la Flandre est un petit pays dans l’Europe, lorsqu’on parle de la région flamande, alors la Flandre lui semble plus vaste. Il évoque, en réalité, les terres agricoles au sud-ouest de Bruxelles, dans le Brabant Flamand, connues comme le Pajottenland. Il s’agit davantage d’une zone sans réelles frontières que d’une région délimitée ; mais elle a ceci de particulier qu’elle jouxte les trois régions de la Belgique. Au-delà de l’aspect national ou régional, L’homme qui marche s’interroge également sur la question des frontières internationales. Lorsque Lorenzo effectue un arrêt dans un hôtel Formule 1, il évoque en voix off la « formule contre le mal du pays ». Celle-ci conduit à l’idée que l’Europe s’est ouverte par ses routes et offre désormais une homogénéisation culturelle et un éclatement des frontières qui vise à se sentir partout le bienvenu tandis que, finalement, elle amène à ce qu’on ne se sente nulle part chez soi.

Dans L’homme qui marche, la question linguistique en Belgique est aussi centrale. En effet, lors d’un arrêt proche de la France, Lorenzo rencontre un personnage qui lui propose de visiter son moulin tellement proche de la frontière qu’il lui permet d’apercevoir le pays voisin. Cette personne insiste plus particulièrement sur l’idée de territoire, et de ses limites, qui pour lui passent plutôt par la langue, le flamand. Malgré le fait que le film se déroule dans une zone linguistique néerlandophone, la communication est toutefois possible, vu que les flamands parlent (dans une grande proportion) le français.

La notion d’identité est ainsi continuellement invoquée tout au long du film à travers les réalités des frontières physiques de la Belgique, de ses régions, et des langues nationales. Elle émerge également avec la question de l’acceptation de l’autre lorsque Lorenzo rencontre une vieille dame de Bruxelles qui vit dans la périphérie. Celle-ci est rejetée par la communauté flamande, où elle habite, bien qu’elle parle parfaitement le néerlandais. Il en est de même pour une autre rencontre avec un italien de la troisième génération d’immigrés en Belgique. Les compétitions de boxe auxquelles il a participé pour la Belgique en tant qu’italien (alors qu’il se considère comme wallon) mettent à mal la notion d’appartenance que peut suggérer la question du territoire. Les frontières s’effacent entre régions et pays mais ancrent toutefois le personnage dans une quête identitaire car il n’est pas accepté dans un environnement ni un territoire qui sont pourtant désormais aussi les siens.

Les notions du territoire sont également traitées à travers les paysages nationaux. L’homme qui marche intègre des plans de paysages de campagne, des zones industrielles ainsi que des endroits spécifiques qui permettent d’identifier les lieux. Le Cimetière de Saint Charles de Potyze à Ypres et la tour de l’Yser sont en effet facilement identifiables. La tour de l’Yser, par exemple, n’est pas vraiment contextualisée mais est reconnaissable par son slogan « AVV VVK » (« Alles voor Vlaanderen, Vlaanderen voor Kristus » : « Tout pour la Flandre et la Flandre pour le Christ »). Sa double histoire n’échapperait pas à un belge : initialement érigée comme monument de paix en hommage aux soldats flamands qui sont tombés pendant la Première Guerre Mondiale, elle est aussi, aujourd’hui, un lieu de pèlerinage pour les nationalistes flamands. La reconnaissance des lieux sert également de marqueur pour la situation géographique de Lorenzo quant à l’avancée de son aventure pédestre.

L’idée de (non-)frontière est également invoquée lorsque Lorenzo arrive enfin sur la côte et marche sur la plage, qui ne connait pas de réelles limites. Dans cette scène finale, Lorenzo s’assied sur le sable, comme s’il était arrivé à destination à La Panne. Il se trouve cependant dans le Panorama de Mesdag à la Haye, représentant une vue panoramique d’une plage, et non sur une réelle plage. Les cris des mouettes et le son des vagues se superposent à l’image, troublant la compréhension de la signification de la scène au sein du film. Toutefois, à travers l’ombre projetée de la caméra sur le panneau peint, l’utilisation d’une lentille « fish eye » et la visibilité du dessous de la plateforme panoramique, cette séquence met à nu le mécanisme filmique du long-métrage qui oscille entre documentaire et fiction.

Les conditions de production de L’homme qui marche rendent compte de la situation concernant la promotion et la production cinématographiques en Belgique suite à la mutation institutionnelle du pays et l’autonomisation définitive des communautés opérée en 1980. Les répercussions économiques conduisirent à la création de nouveaux ateliers en vue de stimuler le soutien à la production en facilitant, aussi, une dynamique de partenariat. Dans ce cadre, L’Homme qui marche est le résultat d’une coproduction de l’atelier Dérives, de l’Unité documentaire RTBF, de Wallonie Image Production (WIP), et de l’asbl Hors Jeu.

Initialement, lorsque le projet fut proposé par le réalisateur à plusieurs maisons de production, la plupart le refusèrent parce qu’il ne correspondait pas à un genre spécifique. C’est précisément sa double caractéristique, entre fiction et documentaire, qui intéressa l’atelier Dérives, les frères Dardenne étant, au même moment, dans cette même recherche stylistique. Les coûts de production relatifs à la part de fiction étaient plus élevés que pour un simple documentaire. Il fut dès lors indispensable à Dérives de s’associer pour la production. Dans ce contexte, la Cellule Documentaire de la RTBF, alors dirigée par André Dartevelle, s’intéressa au projet et plus particulièrement à son aspect documentaire. Cette collaboration a donc permis la réalisation du film qui nécessitait un réel soutien financier, même si elle a également été la source de certains obstacles pour le réalisateur[1].

En ce sens, Philippe de Pierpont et Lorenzo Mattotti avaient, dans un premier temps, effectué un repérage sur le parcours Bruxelles-La Panne afin de déterminer quelles rencontres allaient faire partie du film. Le réalisateur intégra également des rencontres fortuites qui se sont produites pendant le tournage – le style du Cinéma Direct du français Denis Gheerbrant lui était cher à cette période. Toutefois, Philippe de Pierpont dut, d’une part, renoncer au ratio de fiction qu’il imagina initialement pour le film et, d’autre part, se plier à certaines contraintes de tournage imposées par la RTBF et l’Unité documentaire. Les moyens investis par la RTBF étaient suffisamment importants pour que celle-ci intervienne légitimement dans la réalisation du film.

De par la coproduction avec l’atelier Dérives, L’homme qui marche a pu ainsi être assigné à la lignée du cinéma social tel que pratiqué par les frères Dardenne. Il se peut que son inscription dans la même ligne chronologique d’émergence d’un cinéma belge de type social l’ait inévitablement inscrit dans le même éventail cinématographique. La déduction serait pourtant un raccourci réducteur des potentiels qu’a offert le cinéma belge comme héritage dans les années 1990[2].

L’Homme qui marche transgresse les formes traditionnelles du documentaire qui se voudrait diffuseur de la réalité des choses. La réalité y est plutôt envisagée comme un réservoir potentiel pour la fiction. L’homme qui marche se place ainsi dans un cinéma-vérité qui provoque la réalité en mettant en place des éléments fictionnels. La scène finale fonctionne donc comme une mise en abîme du mécanisme filmique : il s’agit de la captation d’une réalité avec une focale, celle du réalisateur. Le documentaire n’est donc pas la réalité à proprement parler, mais du cinéma. En ce sens, la scène finale permet en quelque sorte de confirmer toute l’hybridité du contenu filmique.

L’homme qui marche est en réalité un film iconoclaste en ce qu’il détourne l’effet de la voix off du géomètre Lorenzo et les cadrages qui dressent des portraits photographiques vivants des personnes filmées tel un film documentaire, tandis qu’il intègre les éléments caractéristiques d’un film de fiction. Ces éléments significatifs extraient L’homme qui marche de la catégorie du réalisme social, et le placent davantage dans celui d’un « réalisme existentiel ». Le film ne semble donc pas s’inscrire dans la veine du réalisme social mais il ne convient pourtant pas d’affirmer qu’il s’en affranchit complètement. L’homme qui marche dresse, en effet, une sorte de portrait documenté caractéristique du cinéma belge – qui a vu ses débuts avec Paul Meyer[3] – basé sur l’approche subjective d’une réalité (culturelle, sociale et politique) et du comportement des êtres.

Enfin, tandis qu’il transgresse les frontières des genres cinématographiques, L’Homme qui marche s’inscrit dans la veine d’un cinéma national, ou dans une spécificité cinématographique à la belge qui a été marqué par le réalisme social et surtout le documentaire. La belgitude de L’homme qui marche se manifeste à travers la question des frontières, d’identité et d’appartenance, ainsi qu’aux thèmes culturels tels que les langues nationales, l’évocation de l’histoire du pays ou en montrant des monuments commémoratifs. L’insertion de paysages est aussi partie prenante d’un cinéma national belge. Dans l’exemple du film, ils sont d’autant plus importants qu’ils permettent de faire avancer le récit en illustrant l’avancée de Lorenzo dans le Brabant Flamand.

[1] Entretien avec Philippe de Pierpont le 11 mars 2016.

[2] L’héritage de Delvaux : Toto le héros (Jaco Van Dormael, 1990) et le travail de la réalité au travers de la subjectivité d’un personnage qui voit et ressent les choses différemment. La transgression : C’est arrivé près de chez vous (Belvaux/Bonzel/Poelvoorde, 1992). Traitement du surréalisme et sorte de retour au noir et blanc : Les convoyeurs attendent (Benoît Mariage, 1999). Etc.

[3] Par exemple, Déjà s’envole la fleur maigre (Paul Meyer, 1961)