Chap 03
Atelier de Réalisation de l'INSAS, de l'art du devenir
par Muriel Andrin, ULB, octobre 2017
L’Histoire se construit et résonne souvent au travers de nombreux échos. Dans un reportage intitulé « Les écoles de cinéma en Belgique » diffusé dans l’émission Ecran 67, Jean-Claude Batz prend la défense des écoles de cinéma et engage la responsabilité de l’état dans leur financement.1 Face à une question d’Yves Lemaire qui souligne la masse des élèves et la crainte d’une saturation des marchés et des débouchés, Batz dénonce une conception statique : « Il faut concevoir une école comme un maillon d’une chaîne, un maillon qui prépare à une série d’activités (…). Ces industries du cinéma, de la radio-télévision et du théâtre, il faut le constater, dans tous les pays d’Europe sont des industries particulières qui sont soutenues à bout de bras par des subventions d’état. Ce qui veut dire que leur expansion, leur développement est fonction d’une politique culturelle nationale. Si bien qu’en définitive, le destin d’une école comme celle-ci ne peut se concevoir que dans la perspective du développement de cette politique culturelle nationale. A une époque comme la nôtre où on constate un élargissement continu des loisirs et une importance de plus en plus grande des moyens audiovisuels – il est certain qu’on doit s’attendre à un tel développement ».2
XYZ the city hunter, Maxime Hourdain (2015)
Si le débat lancé ici par Batz dépasse le cas singulier d’une seule école, ce que cette intervention démontre est le sens aigu des nécessités développé par celui qui imaginera et mettra en place, quelques années plus tard, les ateliers de réalisation et de production. Le rôle de Jean-Claude Batz dans la mise en place de structures et de financements pour le cinéma belge aux débuts des années 60 n’est plus à démontrer. Avec les ateliers de réalisation des écoles de cinéma, il fait un pas supplémentaire vers l’établissement d’un paysage cinématographique professionnel. Dans un contexte spécifique puisque Batz est par ailleurs lié à l’école depuis sa création, l’INSAS en sera la première bénéficiaire, puis, sur le modèle de ses statuts, l’IAD, La Cambre et depuis quelques années seulement l’APACH.
Au départ de la création de l’INSAS, l’organisation d’un séminaire à l’Institut de Sociologie de l’ULB par Raymond Ravar autour du film d’Alain Resnais, Hiroshima mon amour (1959), intitulé « Tu n’a rien vu à Hiroshima » ; durant près d’un an, 80 participants (étudiants, cinéastes, universitaires) se rencontrent et discutent de cinéma. Parmi eux, André Delvaux, Jean Brismée, Paul Anrieu, Paul Roland et Jean-Claude Batz qui dessinent ce qui deviendra en 1962 l’INSAS, « préparé par une suite de séminaires et d’études dans ce que nous avons appelé le Centre expérimental d’enseignement du théâtre, du cinéma et de la télévision » comme le précise Ravar dans une interview.3 A eux viendront s’ajouter Guislain Cloquet ainsi qu’une série de figures emblématiques professionnelles qui acceptent d’y enseigner, tant le cinéma que le théâtre puisque l’école vise à articuler les deux formations. Inspiré d’écoles existant dans les pays de l’Est et aux Etats-Unis mais aussi de la pensée d’Edgar Morin, l’INSAS naît, en même temps que le RITS dirigé par Rudi Van Vlaenderen.
La mise sur pied de l’Atelier de réalisation (qui intervient en 1974 après plus de dix ans d’existence de l’école) est indéniablement liée aux principes fondamentaux de l’école elle-même. Ainsi, comme l’explique Jean-Claude Batz dans des documents personnels, il collabore dès 1961/62 avec Ravar, imaginant l’organisation structurelle de la future école, la définition des programmes, la mise en place des installations techniques. S’il intervient dans les débats, c’est pour ses compétences en production et en économie du cinéma, matières qui entreront bientôt dans le cursus. Dans ce cadre, outre la gestion des enseignements, il supervisera la production de l’ensemble des travaux cinéma-vidéo de l’école, notamment les films de fin d’études. Comme il le précise lui-même, « au long des années, les normes fixées par les cahiers de charge de ces films (spécialement au plan de leur budget, de leur durée) devaient progressivement en professionnaliser la réalisation et la production ».4 La réflexion qu’il mène dès lors et qui débouchera sur la création des ateliers (d’école, de production, d’accueil) semble donc la suite logique de cette professionnalisation progressive.5
Proposée à son initiative devant le Conseil Supérieur de la Culture Cinématographique institué auprès du Ministre de la Culture française en 1973, la création des ateliers deviendra effective après un débat qu’il juge « approfondi et prolongé » ; les activités de ces ateliers seront subventionnées par le Ministère. Selon Raymond Ravar, la négociation se serait faite autour d’un événement spécifique : « le succès du film de fin d’études Le rouge, le rouge et le rouge de Jean-Jacques Andrien. Ce film a été tourné à l’école, avec les moyens de l’école, mais il a eu tellement de succès, que le Ministère a proposé à Jean-Jacques Andrien de le refaire en 35 mm, ce qui lui a donné une dimension particulière. A partir de là, Jean-Claude (Batz) a développé l’idée d’un atelier de réalisation propre aux écoles de cinéma. Certains films de fin d’étude seraient donc choisis par une association créée en dehors de l’école et auxquelles le Ministère donnerait quelques fonds pour le développement de tel ou tel projet ».6 Batz imagine dès lors une structure (une asbl) ayant une relation double avec l’école,« de collaboration et d’indépendance, étant entendu que si leur mission était de produire les premières œuvres originales de jeunes cinéastes et de jeunes équipes étudiantes, rien n’empêchait de considérer comme telles les œuvres de maîtrise dont la réalisation était inscrite au programme des classes terminales, du moins celles d’entre elles reconnues pour leurs mérites ».7 Sous cette impulsion, l’Atelier de réalisation et de recherches expérimentales cinéma-vidéo ASBL naît en décembre 1974. Les statuts sont rédigés et ils établissent d’emblée les contours de l’exercice, l’objet et le but de l’Atelier : « Dans le but de susciter des conditions préliminaires propices à l’affirmation originale de jeunes auteurs dans le domaine de l’expression audiovisuelle et de favoriser, dans ce même domaine audiovisuel, la recherche expérimentale, tant au plan du langage, des contenus et des styles qu’à celui des techniques mêmes de l’image et du son, dans le but concomitant de promouvoir la créativité collective de jeunes équipes de réalisation et les familiariser avec la pratique professionnelle cinéma-vidéo, l’association a pour objet d’aider les étudiants de l’INSAS, tant au cours de la période de leurs études que pendant celle qui suit leur sortie de l’école, à composer et à réaliser des œuvres personnalisées relevant de l’expression cinématographique ou télévisuelle ou recourant, de manière plus générale, à toute autre technique audiovisuelle, ainsi qu’à développer toutes activités de recherche expérimentale dans le domaine de l’expression ou de la technique audiovisuelle ».8 Batz présidera durant près de dix ans le Conseil d’Administration de l’asbl, mais restera actif jusqu’au début des années 2000, assurant la supervision des films de court métrage durant cette période.
Yaar, Simon Gillard (2014)
Le projet pédagogique de l’école répond, depuis sa naissance, à un double axe : comme l’explique Laurent Gross, directeur actuel de l’école, « les cours théoriques et techniques, les pratiques pré-professionnalisantes sont des ‘boîtes à outils’. L’étudiant prendra les techniques et les savoir-faire qui lui conviennent le mieux. L’idée est que l’outil n’est plus une contrainte à l’expression artistique », insistant encore qu’une des spécificités de l’INSAS, lieu où on expérimente, est« d’apporter une formation et un regard artistique ».9 On comprend ainsi aisément que la création et l’existence de l’Atelier (au travers notamment de son financement) ont contribué à une plus grande professionnalisation dans la réalisation et la production des films, permettant aux étudiant.e.s d’atteindre tant la mise en pratique d’une facture technique que, comme le souligne Batz, « la maîtrise du sujet, (jusqu’)à l’affirmation d’un style personnel ».10 Le texte de présentation de l’Atelier, publié en 1981, résumera une fois de plus son double statut constitutif : « En marge de l’Ecole et de la profession, à mi-chemin entre l’une et l’autre, l’Atelier poursuit un propos spécifique, autonome, complémentaire à celui de l’Ecole, introductif à celui de l’activité professionnelle ».11 Notons que cette autonomie des deux entités sera préservée jusqu’à aujourd’hui, même si des liens forts existent entre elles. Pourtant, une évolution se fait également sentir vis-à-vis des débuts ; de choix radicaux (parfois considérés comme élitistes) opérés par Batz dans la sélection et le soutien de certains projets qu’il souhaitait les plus ambitieux (insistant sur leur valeur d’œuvre à part entière), l’ouverture va s’opérer au fil des années, permettant aussi aux étudiant.e.s d’autres sections que la réalisation de proposer des projets mais aussi à la diversité des styles et des genres d’y trouver leur place.
Ce positionnement de l’entre-deux (entre l’apprentissage de l’école et l’exercice de la profession) n’est pas un simple statut de l’Atelier en tant que tel mais joue également un rôle au sein des films qui y sont produits. En se penchant sur les courts métrages réalisés dans ce cadre spécifique et en cherchant (peut-être à tort) une ligne de conduite qui y serait construite (même si Laurent Gross, directeur actuel de l’établissement y reconnaît une très grande continuité basée sur le projet pédagogique de l’école)12, les films semblent en effet appartenir à deux états, dans un positionnement liminaire. Héritant de la philosophie et des enseignements qui sont ceux de l’INSAS et de ses professeurs, ces films sont d’abord le reflet et l’assimilation d’influences, plus ou moins explicites, générant une inscription à la fois dans le contexte propre de l’Atelier, de l’école mais aussi de l’Histoire du cinéma qui y est enseignée.
De nombreux exemples sont signifiants à cet égard, même si les influences sont gérées de façon extrêmement disparates en fonction des projets et des réalisations, mais aussi des moyens techniques et de l’époque dans laquelle ils s’inscrivent. Ainsi, le poétique Méfiez-vous des corbeaux de Michel Caulea (1989) s’inscrit sans conteste possible dans les pas de Jacques Tati. Egaré dans une forêt, un jeune homme distrait voit sa carte routière s’envoler et se transformer en ballon, lui échappant sans crier gare ; suivant le ballon et tentant de le rattraper, il se retrouve par hasard devant l’immeuble où il a rendez-vous. Après de multiples micro-péripéties, il finira par jouer à une drôle de version des chaises musicales sur des tabourets qui penchent, poursuivre la secrétaire qui lui échappe dans les méandres des escaliers et des ascenseurs, puis à tenter de rattraper des gouttes d’eau émanant d’une fontaine qui, pour une raison inconnue, tombent à l’intérieur de l’immeuble et forcent les employés à ouvrir leurs parapluies. Cauléa emprunte la gestion des lieux (le hall d’entrée), la circulation du personnage (dans les chassés croisés) et le gardien de Playtime, la fontaine de Mon Oncle mais aussi la poésie des gags visuels dans des plans larges et des gros plans sonores (le bruit des gouttes d’eau, des parapluies ou de l’ascenseur invisible) qui évacuent la question d’un dialogue superflu. Et comme une ponctuation ou un pied de nez, il fait réapparaître la carte-ballon qui virevolte dans le grand hall… Au-delà du langage cinématographique, le film de Cauléa illustre d’emblée une autre caractéristique essentielle de l’école : le travail de groupe. Dans ce film de 1989, le générique fait surgir toute une génération d’intervenants qui seront bientôt essentiels à la création cinématographique en Belgique ; Benoît Poelvoorde et Vincent Tavier y jouent respectivement le directeur et l’employé angoissé13, André Bonzel est à l’image, Patrick Quinet à la régie et Michel Cauléa à la réalisation est aidé de Remy Belvaux et Vincent Tavier.
Monstre, Delphine Girard (2014)
Le film de Bernard Bellefroid, Quand on meurt, on ne respire plus (2002) est également signifiant à l’égard d’un univers très fortement référentiel. Alexandre (Vincent Lecuyer), rentre au pays à l’appel de son père qui lui demande de revenir dans la maison familiale. Le film débute alors qu’Alexandre est assis dans le train, la main sur une édition de La mort du père de Franz Kafka ; la voix off du père vient demander son retour. Dans cette adresse directe pour le spectateur mais mentale pour Alexandre, se dessine déjà l’impossibilité d’échanger. Si le récit oscille entre universalité (le retour aux origines et la confrontation à la mort du père) et intimité (le rapport spécifique entre le père et le fils, enraciné dans une incommunicabilité tant dans le vivant que dans la mort), il apparaît d’abord et avant tout situé dans une certaine histoire du cinéma. La coexistence du présent et du passé (le retour d’Alexandre dans la maison familiale, l’enfance avec le père et l’absence cruelle de la mère), mais aussi la confusion entre le réel et l’imaginaire (Alexandre qui assiste en témoin impuissant à des scènes entre lui-même enfant et son père) renvoient à la fois aux Fraises sauvages de Bergman, mais aussi à André Delvaux et à son réalisme magique. Pas de rupture en effet ici mais bien un entrelacement, une tension qui se crée entre les différents états de l’être et qui pousse le spectateur à douter, presque à chaque instant de la réalité des situations ; l’éveil final d’Alexandre, seul dans une maison mise en vente, ne suffira pas à dissiper toute l’ambiguïté de ces étranges rencontres.
Rachid et Martha de Mathias Gokalp ne se cache pas non plus derrière ses influences ; bien au contraire, il les revendique comme un hommage assumé. Choisissant l’exercice extrêmement périlleux de la comédie musicale, Gokalp met en scène une jeune femme battue qui débarque dans un salon de thé (lieu unique et théâtralisé) avec un œil au beurre noir, se fait engager et devient la coqueluche de tous les habitués du lieu ; elle y fait la connaissance du cuisinier algérien et sans papiers. Ils se séduisent, et les cris de leurs ébats sexuels remontent jusqu’aux clients par le monte-charge. Dans une fin aux accents moraux, ils se marient sous la pression sociale et le regard faussement bienveillants des habitués invités à la noce. Si Gokalp évoque Jacques Demy, c’est sans doute celui de Une chambre en ville, mêlant les dialogues chantés et accents sociaux ; mais son film ramène aussi à l’esprit des Golden Eighties de Chantal Akerman et, en dehors des références musicales, les films de Rainer Werner Fassbinder, notamment Tous les autres s’appellent Ali (Angst Essen Seele Auf) dans lequel une union impossible (celle d’une femme d’âge mûr allemande et d’un immigré turc) suscite question et rejet de leur entourage.
Contrairement à certaines idées reçues, le réseau d’influences de ces films produits par l’Atelier n’est pas limité au cinéma d’auteur et traverse aujourd’hui d’autres genres cinématographiques (films d’action, de science-fiction) dans des perspectives élargies. Outre une référence fondatrice à Michel-Ange et à sa Création d’Adam, La brèche (Zoé Arène, 2015) puise allègrement dans la série des Aliens et plus particulièrement dans l’opus Alien Resurrection de Jean-Pierre Jeunet ; les ‘respirations’ (créées par des successions saccadées d’apparitions et de fondus au noir) de la rencontre entre l’être humanoïde et le corps étranger, mais aussi le cocon de ce dernier qui rappelle celui qui enveloppe Ripley qui est ‘ressuscitée’ par les généticiens ou de l’alien lui-même. Dans XYZ City Hunter, le réalisateur Maxime Hourdain (2015) affiche d’emblée son projet comme un hommage au personnage de Tsukasa Hojo ; dès les premiers plans et l’apparition du rôle-titre, les références sont limpides – il ne s’agit plus ici de se situer dans un cinéma européen ou américain mais bien vis-à-vis d’une approche plus large, tant sur le plan géographique qu’au niveau du genre ; celle du cinéma asiatique et plus particulièrement le cinéma japonais et le cinéma d’Hong Kong. Suivant le récit à rebondissements d’une vengeance (la fiancée d’un boxeur pris dans un trafic maffieux puis exécuté donne pour mission à un chasseur urbain, Ryo Saeba, de le venger), XYZ revendique son esthétique pop, ses références manga, ses effets sonores et son humour décalé proches du style visuel fragmenté et décalé d’un Takashi Miike ou des films de gangsters d’un Johnny To. Mais le film est loin malgré tout d’être une simple reconduction de stéréotypes existants ou une captation fictionnelle en vues réelles d’un manga animé existant; certains éléments de cette retranscription y créent un effet très singulier. Dans l’utilisation de décors bruxellois très reconnaissables, mais aussi d’acteurs européens parlant japonais, le réalisateur ramène à lui les références affichées, se les réapproprie en les nourrissant de son monde y amenant une indéniable ‘étrange étrangeté’ pour reprendre les termes de Freud.
Le barbier, Julie Decarpenterie (2008)
Le cadre de l’école et ses enseignements déterminent sans conteste le contexte, pas simplement comportemental mais artistique, de ces films. L’on y ressent pourtant également une nécessité d’exister au-delà des formes répertoriées. Après l’identification (des codes, des modèles, des références), un processus de différenciation, de singularisation va ainsi se mettre en place dans certains films. Car si ces influences (explicites ou subtiles) semblent en être un élément incontournable, elles n’en sont bien évidemment pas l’unique composante, voire n’agissent parfois que de façon secondaire. Dépassant l’idée d’un simple exercice de fin d’études pour créer une œuvre, ces films mettent en place une esthétique qui leur est propre, cette fameuse « affirmation d’un style personnel » comme le soulignait Batz ; en d’autres mots, une identité filmique ou une première empreinte qui se façonnera plus précisément (dans certains cas) à l’aune de productions ultérieures.
Cette construction de la singularité engendre, comme l’explique Nathalie Heinich en parlant des artistes, un rapport au temps très spécifique et structuré« puisqu’il intègre non seulement le présent de l’activité artistique et le passé des références organisant la construction des valeurs, mais aussi et surtout l’avenir, dans la mesure où une dimension fondamentale de la reconnaissance du singulier dans la modernité réside dans son caractère novateur, qui garantit la rupture avec les traditions antérieures : rupture qui risque de le condamner à la marginalité, sauf à être considéré comme point de départ de mouvements ultérieurs, pivot autour duquel la tradition s’annule pour laisser place à ce qui deviendra une nouvelle tradition ».14 Tâche complexe et paradoxale donc que de se situer ; d’à la fois répondre à des canons mais aussi de dépasser ce réseau de références en vue d’exister soi-même, dans une autonomie et une différence signifiantes. Les films qui y parviennent se situent donc entre deux mondes – celui des autres et celui que l’on construit, dans une première ébauche. Mais ils deviennent également les porteurs de nouvelles traditions, de nouveaux courants, modifiant le paysage filmique de leur empreinte. Maedeli-la-brèche de Jaco Van Dormael (1980) ramène, sans conteste, à la surface de la mémoire du cinéma belge le souffle de Paul Meyer dans son chef d’œuvre Déjà s’envole la fleur maigre (1959) ; dans un contexte indéniablement différent (loin du Borinage, de son mélange de cultures et du désarroi des familles émigrées), Van Dormael se réapproprie pourtant les jeux des enfants, leur insouciance créative dans un décor industriel délaissé rempli d’objets détournés qui se transforme en refuge et pays des merveilles le temps de quelques après-midis. Mais, comme l’établit la très jolie formule de Théo Salina, Maedeli-la-brèche « laissait deviner d’autres Totos », avec un« penchant nostalgique pour la douce mais peut-être fausse naïveté infantile » dans lequel« Jaco Van Dormael avait déjà trouvé son style ».15 En effet, le sujet de ce petit garçon, déposé à la campagne par ses parents et découvrant l’univers rural grâce, notamment, à Maedeli, une petite fille rebelle qui refuse de se déguiser en fille, renvoie à d’autres enfants (ou grands enfants) qui peupleront les films de Van Dormael par la suite. Il effleure également déjà ce qui fera son cinéma dans cette ligne toujours trouble entre le réel et l’imaginaire, porté en cela (déjà) par la musique de son frère Pierre Van Dormael. Comme Alice, Mathieu suit le lapin qui s’enfuit ; il recueille l’oiseau mort pour le faire encore voler ; les enfants se piquent le doigt pour sceller leur pacte avant de former une étrange procession, lui habillé en fille, et tirant Maedeli sur une planche à travers le village ; Mathieu, de retour chez ses parents, avale le poison en poudre et saute par la fenêtre… pour suivre une nouvelle fois le lapin dans sa course. Mais, plus encore que ces éléments narratifs, c’est l’esthétique qui laisse à l’imaginaire la possibilité d’exister. Les gros plans sur le visage des enfants les coupent de l’environnement et accentuent l’idée d’un accès direct à leurs espaces mentaux ; le montage saccadé, presque décousu, refuse la continuité naturelle du monde des adultes et amène, là aussi un espace d’accueil à un autre monde où les règles seraient (peut-être) transformées par les jeux des enfants.
Neuvaine, Olivier Smolders (1983)
Même si, à posteriori, Neuvaine (1983) cristallise déjà la plupart des éléments essentiels qui feront le cinéma d’Olivier Smolders, il hérite lui aussi de l’influence indéniable d’expérimentations filmiques qui l’ont précédé. Difficile, lorsque l’on découvre le film et malgré toute sa singularité, de ne pas penser à Vase de noces de Thierry Zéno (1974) avec qui il partage des liens indéniables ; l’esthétique du noir et blanc, mais aussi le retranchement du monde du personnage (dans une ferme, dans une cellule) et la dimension mystique générée tant par les gestes, les lieux que l’univers sonore. Mais cette pensée est vite écartée, remplacée par l’entrée dans un univers inédit, au réalisme de surface qui laisse entrevoir un monde bien différent. Mêlant passé et présent dans le retour d’un homme dans une cellule où il fait ‘neuvaine’ (« Série de prières accompagnées d’actes de dévotion et de pratiques de pénitence que l’on continue durant 9 jours dans l’intention d’obtenir une grâce particulière » comme le précise d’emblée l’intertitre qui ouvre le film), Smolders propose un« Film pour amuser les chaises ». Au travers des plans du jeune homme et de l’homme adulte dans leur solitude, de la voix off, de la fascination pour la jeune fille en face caméra (Véronique), de stigmates et de rituels religieux, de la mort qu’il cherche à filmer, il pose les fondations de ses autres films, Eros et Thanatos mêlés – Adoration, Mort à Vignole, La part de l’ombre. En réalité, son personnage cherche à créer le film définitif, amenant la question de la création cinématographique où la mélopée infinie et les images fantasmatiques se rejoignent ; « je ferai un film pour amuser les chaises (…) Et puis soudain ce sera l’obscurité complète. Plutôt que la page blanche, le film noir, aveugle, opaque et presque sourd. Les spectateurs se sentiraient davantage assis. Le noir , noir qui envahit l’écran, entraînant le spectateur dans les profondeurs d’une mise en abyme hypnotique. Jusqu’à la mort du cochon assommé et égorgé, et l’épuisement de l’image ».
Si depuis les débuts de l’école, la façon de faire du cinéma a bien changé – tant du point de vue de la technologie que des modes de narration ou de l’esthétique – un film va faire voler en éclat les codes et les référents. Inspiré cette fois, non pas du cinéma, mais bien de la télévision (l’émission documentaire iconoclaste Strip Tease, créée en 1985 sur la RTBF, qui croquait le portrait de personnalités littéralement hors du commun), Génération Raymond (Rémy Belvaux, 1990) repousse les limites de son modèle pour imposer transgressions esthétiques et morales. Une équipe de télévision suit un tueur en série, Benoît Poelvoorde, qui explique son métier à l’équipe et l’emmène sur les lieux de ses crimes ; mêlant esthétique documentaire, éléments réels et écriture fictionnelle, Rémy Belvaux signe ici une première version de ce qui deviendra C’est arrivé près de chez vous, film qui signera le début d’un certain basculement cinématographique vers des territoires flous jouant avec la perception du spectateur. Dans cette version ‘courte’, première ébauche du long métrage, Belvaux impose déjà cette familiarité des lieux (la Gare du Midi), ce paradoxe d’un personnage qui ne peut être que fictionnel et le rendu documentaire qui trouble le spectateur, mais aussi cet humour tranché, ce rire qui devient honteux devant les agissements de Ben. Plus que l’histoire du monde et du rapport au monde, c’est l’histoire des formes cinématographiques qui est ici mise à l’épreuve ; le film marque un tournant radical dans la façon de raconter des histoires mais aussi dans l’idée de déconstruire des frontières et des territoires préalablement cartographiés.
Rachid & Martha, Mathias Gokalp (1999)
Les conséquences de cette explosion des règles seront palpables, y compris au sein des productions de l’Atelier. Sans prétendre au caractère novateur et dynamisant de Génération Raymond, Delphine Girard avec Monstre (2014), continue à hériter de ces frontières rendues perméables entre fiction et réel pour une fois de plus se les réapproprier. De ce récit minimaliste qui repose sur le vécu d’une pré-adolescente face au déménagement de la maison familiale et de la supposée séparation de ses parents, on assiste à une dualité esthétique. D’un côté les vidéos filmées par Adèle (avec toute l’esthétique qui l’accompagne – caméra qui bouge, neige, montage cut, etc.) qui se sert de cette caméra comme d’un regard possessif sur le monde qui l’entoure ; de l’autre, une esthétique très léchée qui suit les enfants et leurs jeux dans le jardin. La rupture vers l’idée du monstre passe par l’attitude d’Adèle vis-à-vis des autres enfants ; dans la séquence d’ouverture, elle force une petite fille à dire à la caméra qu’elle lui manquera, la faisant recommencer jusqu’à ce qu’elle dise les mots justes – ceux imaginés par Adèle elle-même. Mais, au-delà du comportement tyrannique, la rupture s’inscrit d’abord et avant tout dans le visuel et la manipulation de la caméra ; alors qu’Adèle demande à Elia ce qu’il retiendra comme meilleur souvenir et qu’il ne lui répond pas ce qu’elle veut entendre, elle dépose la caméra et se rue sur son petit frère, jusqu’à tenter de l’étrangler. Durant ces quelques secondes avant le sauvetage inopiné du père, la caméra filme l’acte qui fait d’Adèle un monstre. Son premier geste une fois les remontrances et le choc passé, sera d’éteindre la caméra – qui marque clairement son pouvoir et la perte de ce dernier. Cette perte, tout comme l’innocence du personnage, se lit enfin lorsque Max, dans la voiture qui les emmène loin de chez eux, s’empare de la caméra et la retourne vers Adèle. Démunie de son pouvoir de s’approprier l’image des gens, filmée dans un long plan fixe où elle se confronte à ce regard vide et qui lui renvoie son image en miroir, Adèle redevient l’enfant, seule, emmenée loin de sa maison, triste mais refusant de baisser le regard.
Si la fiction semble prendre le dessus dans cette esquisse de l’Atelier, il faut également saluer d’autres propositions, ancrées dans le cinéma du réel. Témoin des« Regards croisés » proposés par les interactions entre l’INSAS et d’autres écoles de cinéma à l’étranger (dans ce cas Montréal), Le barbier (Julie Decarpenteries, 2008) fait le portrait de Roger, 80 ans, qui coupe jour après jour les cheveux d’hommes sans abri dans un petit réduit au cœur de la tempête qui s’abat sur Montréal; sur son fauteuil se succèdent les récits de difficultés effleurées en quelques phrases, mots ou qui se dessinent sous le poids du silence. La réalisatrice (dont la silhouette et la voix surgissent au détour de certaines scènes) capte le respect qui naît entre les hommes et le barbier, mais aussi la métamorphose qui s’opère ; sous les ciseaux ou la tondeuse de Roger, la transformation ponctuelle, le regard fugace que ces hommes adressent au miroir et que la coupe révèle à eux-mêmes. Deuxième opus d’une trilogie (après Anima réalisé dans le cadre de « Regards croisés » et avant Boli Bana, une co-production Hélicotron avec le CBA et le WIP), Yaar de Simon Gillard (2014) s’éloigne sans conteste de cette forme documentaire pour investir un autre pan du genre. Gillard construit, en parallèle et dans des esthétiques très distinctes, le monde du travail des hommes sous terre et celui d’une femme, sur terre, qui touche à l’alchimie. Contrastant images en caméra subjective en noir et blanc qui offre une réalité déformée, et plans somptueux de la terre, l’eau, l’air et le feu, le film frappe par sa beauté plastique, mais aussi par les sensations qu’il suscite et les réflexions qu’il pousse les spectateurs à formuler, en l’absence de voix ou de textes directifs.
Dans cette perspective, mais ouvrant lui aussi d’autres horizons, Jagdfieber (Alessandro Comodin, 2008) est un film de l’entre-deux, de l’expérience sensorielle et expérimentale – celle qui emmène aujourd’hui le cinéma vers d’autres territoires et d’autres pratiques, et invente, comme le dit Anne Feuillère dans sa critique du film,« une autre sorte de regard ».16 Dans ces scènes de chasse où la caméra suit le parcours du chasseur, sa course éperdue, ses attentes, son attention, on touche à une narration minimale mais qui laisse une trace indélébile, capte les situations tout en touchant parfois à l’abstraction, mais ouvre surtout sur un univers de sensations, précipitant le spectateur dans le mouvement continu de la course des chasseurs. En amorce du film, l’œil de la bête morte en très gros plan (qui rappelle celui de la caméra ou encore celui omnipotent de la vache – lieu du passage entre l’ici et l’autre monde – dans le premier film de Julio Medem, Vacas) dans lequel plonge le spectateur ; puis l’intertitre « Ma mère but le sang noir. Aussitôt elle me reconnut » tiré d’Homère et de son Odyssée. Ces deux plans et la musique qui y est associée, mais aussi l’envolée de la caméra au-dessus des plaines sur les hurlements des chiens au lointain, immergent l’œil dans un voyage. Ce n’est en réalité que pour mieux nous précipiter dans le jeu de la chasse, ponctuellement confrontés aux plans fixes des chasseurs immobilisés dans des portraits silencieux qui font de nous des proies à notre tour. Dans cette course folle, qui tourne presque à vide, où la parole n’a pas sa place, la caméra vibrante traque les corps qui se mettent en branle, accompagne l’arrêt, l’écoute attentive, le geste soudain du fusil qui se lève, le coup de feu, l’essoufflement, l’avancée dans les sous-bois ou les plaines. Puis vient la disparition des chasseurs et de leurs vestes oranges dans un dernier plan fixe, alors qu’ils suivent les aboiements des chiens et s’enfoncent dans la forêt. Le gibier n’est ici jamais celui que l’on croit.
Jagdfieber, Alessandro Comodin (2008)
Là où d’autres courts métrages d’école se confrontent de front avec les problèmes socio-politiques de la société dans laquelle ils vivent, voire parfois l’actualité du monde, les films de l’INSAS choisissent une autre voie ; celle du faire, de la pratique cinématographique, frôlant parfois les frontières d’un cinéma a-politique. Ce dont témoignent ces œuvres (et des dizaines d’autres de cinéastes aujourd’hui essentiels dans le paysage cinématographique) est l’importance de l’Atelier comme lieu privilégié pour entrer dans une application de l’apprentissage technique mais aussi pour engendrer une esthétique, un récit, une vision. Ces réalisations marquent finalement le point de départ d’un devenir, s’ancrant dans des références pour mieux en sortir, se construire et délimiter leur propre identité. D’après l’Encyclopédie philosophique universelle, « on entend par le terme «devenir» soit l’ensemble des changements présents si l’on ne veut attirer spécialement l’attention sur aucun d’entre eux, soit la série des changements susceptibles d’affecter, spécialement dans l’avenir, une chose, une personne, une institution etc. ».17 S’il a déjà fait ses preuves dans les films cités, gageons que les films encore à venir affecteront eux aussi tant les destinées cinématographiques de leurs cinéastes que celui de l’art, en constante métamorphose, qui les a vu naître.
Muriel Andrin
Université Libre de Bruxelles