Chap 3

Dérives

Tout semble tenir en quelques mots, clairement énoncés dans la présentation de l’atelier par Luc et Jean-Pierre Dardenne : « A l’heure où le formatage des films documentaires est de plus en plus prégnant, nous privilégions des œuvres qui regardent le monde, proche et lointain, dans les yeux avec attention et insistance ». La formule est limpide ; elle résume l’approche de façon déterminante, à la fois dans la façon de filmer mais aussi comme mode de production, vis-à-vis de projets proposés par d’autres cinéastes. Se confronter au monde, non pas le balayer du regard mais bien le soutenir du regard dans un face à face généralement révélateur, parfois douloureux, mais indispensable. Il s’agit donc de regarder vraiment, ceux que l’on ne voit pas (ceux qui sont dans la marge, les invisibles) ou que l’on ne perçoit qu’au travers d’une image superficielle ou formatée.

Il s’agit aussi d’engendrer « un regard qui force l’écoute ». Cette formule, sous-titre d’un numéro du périodique Imagesdocumentaires consacré à la parole filmée, résume parfaitement la lutte qui se joue au sein de la plupart des films de Dérives, et trouve son prolongement dans cette question de Catherine Blangonnet, dans son introduction : « n’est-ce pas au cinéma documentaire de lutter pour recréer les conditions d’une écoute ? ».[1] Les cinéastes offrent à ceux qu’ils filment un espace où prendre corps, où s’approprier une visibilité qui leur avait, jusque là, été niée. Mais aussi un champ d’écoute où leur parole entre en résistance contre l’oubli (ou le déni).

Dès les prémisses de l’atelier, Luc et Jean-Pierre Dardenne posent les balises et ouvrent eux-mêmes le champ de cette démarche engagée. En 1975, ils mettent sur pied le collectif Dérives ; formés à la vidéo d’intervention par Armand Gatti, les deux réalisateurs reçoivent une première aide ponctuelle de la section éducation permanente du Ministère de la Culture en vue de tourner un projet vidéo au contact de comités ouvriers, des maisons de jeune ou encore des associations de quartier de Seraing[2]. Les caméras vidéo du Sony Portapack ont fait leur apparition dans le paysage médiatique de l’époque, et, dès leur création, ils ont permis au militantisme de trouver un médium d’action directe. En Belgique, en parallèle au travail de vidéo artistique incarné entre autres par Jacques Lizène, ce nouvel outil permet d’afficher une liberté de création et d’expression, une position anti-institutionnelle au travers de ce que la chercheuse Stéphanie Jeanjean nomme un geste de désobéissance et d’émancipation[3]. Il exige également de refaçonner la place centrale du documentaire dans son lien avec le réel. Même si ce premier essai de vidéo-animation ne s’avouera pas concluant, les frères se confrontant au difficile travail collectif et à la difficulté d’enregistrer l’autre sans intervenir sur son discours, ce premier contact avec des témoins peu ou pas entendus sera déterminant. En 1976, ils ouvrent une enquête vidéographique sur l’histoire du mouvement ouvrier en région liégeoise et de la résistance depuis 1936 pour laquelle ils récoltent une centaine de témoignages d’anciens syndicalistes et militants. De cette nouvelle étape, resteront trois bandes ; le Chant du Rossignol, Lorsque le bateau de Léon M. descendit la Meuse pour la première fois et Pour que la guerre s’achève, les murs devaient s’écrouler.

 

Dans Lorsque le bateau de Léon M descendit la Meuse pour la première fois (1979), produit par l’atelier Dérives, les cinéastes filment notamment Léon Mazi, ouvrier et ancien militant de la grève de 1960, qui prend le large sur un bateau qu’il a lui-même construit, loin des luttes. Marc-Emmanuel Mélon a parfaitement délimité l’importance de cette œuvre ; il la tient pour remarquable « parce qu’elle est ancrée à la fois dans les préoccupations sociales de l’heure (la déliquescence d’une certaine conscience prolétarienne très active en Belgique jusqu’en 1960) et, en même temps dans une crise de l’écriture vidéographique à laquelle elle propose une réponse originale. Léon M scelle la fin de l’utopie, de toutes les utopies, y compris celle de la vidéo-animation qui définissait jusqu’alors le travail des frères Dardenne eux-mêmes. Simultanément, cette bande inaugure une nouvelle ère : à la prise de parole, qui était la bannière derrière marchaient les partisans de la vidéo-animation, succède la mise en scène de la parole ».[4] Tout comme le film se construit sur le double discours des archives passées (montrant des images de la grève, notamment celles filmées par Frans Buyens en 1962) et des témoignages contemporains (les récits frontaux, face à la caméra et aux spectateurs, des ouvriers et des grévistes), il s’agit en réalité d’une double prise de parole ; celle de celui qui est filmé et celui qui filme et dont la voix « organise, induit et dirige ».[5] Cette dernière (la voix de Luc Dardenne) force également le champ des questionnements jusqu’à embrasser une forme poétique qui ne se départ pas de ses fondements militants. A la fin, des questions viennent hanter le spectateur et elles résonneront comme un écho au fil des films produits par l’atelier ; « Quel est le langage révolutionnaire non condamné à mort pour l’Histoire ? Où est le futur du militant ? Vers où doit naviguer le bateau ? ».

 

L’année 1977 marque le tournant de Dérives au travers de l’établissement d’une convention régulière avec la Communauté française de Belgique ; Dérives devient un atelier de production cinématographique et vidéographique laissant la place à de jeunes auteurs. Pour Henry Ingberg, initiateur de ce soutien aux groupes vidéo par le Ministère de la Culture, il s’agit de tester de nouvelles ressources ; cette convention ne concerne que « des expériences tout à fait particulières, qui ne s’insèrent pas dans le cadre normal de fonctionnement des projets culturels, parce qu’ils sont nouveaux, parce qu’ils n’ont pas encore été imaginés. C’est pour cela qu’on signe un contrat avec les responsables pour mener une expérience ».[6] Contrairement aux autres projets de vidéo-animation, pour Ingberg, chez Dérives le projet est sensiblement différent ; « on donne la parole aux gens, mais avec la médiatisation d’un groupe qui attache autant d’importance au produit fini, à sa construction, qu’à ce qu’on appelle le ‘processus’ ».[7]

 

Cette expérience décrite par Ingberg incarne ce que Luc et Jean-Pierre Dardenne cherchent à mettre en place au travers de l’atelier, donnant cette fois un espace propre à des cinéastes, débutants ou confirmés, pour qu’ils et elles créent leur propres œuvres. Mais loin de ne leur offrir qu’un cadre de production, l’atelier privilégie en réalité un accompagnement global et personnalisé dans le respect de la diversité des projets suivis. Dérives est ainsi le lieu d’une expérience commune et transversale, dans laquelle chaque film apparaît comme la nouvelle frontière d’une cartographie en extension. Loin de ne concerner que les premières vidéos des frères, l’éthique de la parole (celle que l’on filme, celle que l’on produit en tant que cinéaste) va ainsi affecter (dans l’idée d’affect émotionnel) tous les films de l’atelier. Parole des victimes, des ouvriers, des marginaux, de ceux qui n’ont pas pu s’exprimer. L’idée que « La parole filmée est peut-être le plus profond sillon du réalisme cinématographique » se confirme dans le cinéma produit par l’atelier.[8] Un sillon qui se compose de deux articulations complémentaires selon Jean-Louis Comolli : « il y a deux sortes de parole dans le cinéma documentaire. Celle — et c’est la majorité des documentaires — qui constitue l’individu subjectif, le définit dans sa relation aux autres, l’institue du même coup comme sujet d’un groupe et d’un ordre — bref, le fabrique en tant que sujet. Et la parole qui organise — qui crée — le monde ».[9]

 

Si les premières œuvres des frères Dardenne sont l’épicentre de l’atelier Dérives, celles qui suivent forment un cercle excentrique qui ne s’éloigne que progressivement de ce point nodal ; ainsi les premiers réalisateurs qui produisent leurs films au sein de l’atelier sont des personnes proches, et forment un ensemble de figures fondatrices et récurrentes – comme André Dartevelle, Hugues Le Paige, Gérard Preszow, Luc Jabon ou encore Benoît Dervaux. La trilogie que composent les trois volets d’A mon père résistant d’André Dartevelle (1990) répond à l’impératif d’un travail de mémoire, celui du récit de la Résistance armée à Bruxelles. Mais plus encore que de raconter cette réalité dans une dynamique qui ne concernerait que le spectateur, Dartevelle choisit d’y inclure une double transmission ; celle des parents à leurs enfants, témoins directs et privilégiés de ces parcours de résistants révélés et transmis aux générations qui les suivent. Comme le souligne Dominique Legrand, ces récits à plusieurs voix posent une question qui s’insère dans l’œuvre de Dartevelle : « comment donner à ce combat contre la dictature, totalitaire et barbare un sens actuel, utile et utilisable ? ».[10]

 

Gigi, Monica…et Bianca (1996) est sans conteste un des films les plus marquants de l’atelier et un de ceux qui a été le plus vu, tant sur le plan national qu’international. Le film est signé par Yasmina Abdellaoui et Benoît Dervaux (ce dernier deviendra cadreur sur plusieurs films des frères à partir de La Promesse) après trois ans de mise en place du projet. Membres d’une ONG à Bucarest après la chute de Ceausescu, ils découvrent et filment une bande d’enfants sans attaches qui circulent dans le quartier de la gare ; parmi eux, un couple, Gigi et Monica (qui tombera enceinte et donnera naissance à Bianca). Marginalisés dans le labyrinthe urbain qu’ils maîtrisent parfaitement mais dont ils sont systématiquement chassés, incarnant à eux seuls un mouvement sans fin, ils affichent une autonomie malgré la pauvreté, l’inacceptable dureté de leurs conditions de vie. Les tentatives d’abus sexuels et les agressions du beau-père, la volonté d’imposer un avortement à Monica, l’exploitation par le travail ; les corps ne semblent servir que comme réceptacle quotidien à des violences continues. Pourtant, l’imagination de Gigi et Monica n’est pas bridée ; ils rêvent ainsi à un bonheur proche et à la chaleur d’un foyer (une maison de pierre dessinée par Monica où élever leur enfant). Les gros plans sur leurs visages ne laissent aucun répit au spectateur qui doit faire face, affronter les regards et les mots jusqu’au basculement. « Parler, c’est la misère de l’homme » finira par dire Gigi dans les derniers plans du film ; une façon de suspendre le dialogue, d’imposer une rupture et de voir le film se terminer.

 

« Ce qui diverge d’un film à l’autre, dans cette présence de la parole, c’est bien le régime de l’inscription du temps ».[11] Les films d’Hugues Le Paige et de Philippe de Pierpont témoignent, chacun à leur manière, de cette inscription dans le temps, mais aussi de l’expérience cinématographique qu’elle représente grâce au soutien de l’atelier. Le point de départ de Maisha Ni Karata, la vie est un jeu de cartes de Philippe de Pierpont (2003) est sans conteste ce pari de l’inscription dans le temps ; en 1991, le réalisateur rencontre au Burundi six enfants qui vivent dans la rue. Puisqu’il a la caméra (et donc le pouvoir), ils le convainquent de revenir les filmer aux moments charnières de leur existence. En 2003, près de 10 ans après le début de la guerre civile, il se confronte à ce qu’ils sont devenus ; des individus dont les trajectoires se sont séparées de l’unité du groupe et à qui les cartes du destin ont choisi de distribuer des rôles bien différents. Leur parole marque le passage du temps, ce qu’ils ont été, à chaque revirement de l’histoire, et ce qu’ils sont aujourd’hui.

 

Même si rien ne semble à priori lier les deux films, Il fare politica (2005) rejoint pourtant clairement cette idée d’inscription dans le temps. Hugues Le Paige, correspondant en Italie pour la RTBF dans les années 1980, pose un regard précis mais aussi étendu dans le temps sur la crise du communisme italien (la « Toscana Rossa ») au travers du point de vue de quatre militants, habitants du village de Mercatale. Grâce à des retours systématiques au village, Le Paige inscrit finalement son film sur 22 années (jusqu’en 2004) mettant au jour l’éloignement progressif vis-à-vis d’un engagement et d’une réalité politique au travers du quotidien des témoins et de leur parole. Fonctionnant comme un puzzle, Il fare politica confronte les temporalités mais aussi les vérités, renvoyant dos à dos les idéaux et la réalité.

 

L’ensemble de ces films démontre finalement l’étendue des possibles dans l’idée de filmer la parole et, à chaque fois, de trouver une façon spécifique et personnelle de le faire. Indéniablement, Coups de foudre de Christophe Reyners (2014) trouve encore une autre forme à cette nécessité d’écoute, choisissant la voie d’une mise en scène lisible. Suite à sa rencontre avec la directrice du refuge pour femmes battues de La Louvière, le réalisateur choisit de filmer le témoignage de femmes victimes de violences conjugales. Il les place dans un plan fixe sur un fond noir, un écrin dans lequel elles semblent presque protégées de ce qu’elles ont subi et où elles peuvent énoncer, mot après mot, toute la violence vécue. Cet espace amène la lumière à la fois sur leur voix, mais aussi sur le langage de leurs corps encore blessés, loin de l’apaisement.

 

Le réseau des productions de Dérives va peu à peu s’élargir, les connexions amenant d’autres regards, d’autres perspectives qui restent cependant très proches des préoccupations premières. Au fil de cette histoire particulière, le travail des réalisatrices se construit avec force et originalité dès No Woman’s Land de Bernadette Saint-Remy (1986), un court-métrage sur une femme conductrice de poids-lourds. Mais c’est probablement l’arrivée de Loredana Bianconi en 1989 avec La Mina, forte évocation de la Belgique des mines et des ouvriers italiens des années 50 au travers du regard d’une fillette de dix ans, qui marquera un véritable tournant, s’épanouissant au fil des ans au travers des œuvres de Jasna Krajinovic, Mary Jimenez ou encore Sandrine Dryvers et Clémence Hébert pour n’en citer que quelques unes. Comme le démontre aussi Coups de foudre, on sait à quel point la prise de parole et la question de la visibilité (historique, quotidienne) sont des éléments cardinaux de l’histoire des femmes ; cette affirmation se constate au fil des productions féminines chez Dérives. Après La Mina en 1989, Loredana Bianconi signe Do You Remember Revolution, produit, comme bon nombre de films de l’atelier, en collaboration avec le WIP. Après des images d’archives de journaux télévisés de la R.A.I. et des intertitres qui nous présentent les quatre protagonistes, la réalisatrice interviewe Adriana Faranda, Susanna Ronconi, Barbara Balzerani et Nadia Mantoviani, quatre membres des Brigades Rouges dont trois ont été condamnées à perpétuité. La réalisatrice met ici en scène la puissance évocatrice de la parole ; récits personnels et événements de l’Histoire se rejoignent dans l’esprit du spectateur qui, en l’absence d’archives, devient son propre écran de projection. Dans leurs discours, la scission permanente qui existe entre, d’un côté, le peuple, les ouvriers, les étudiants et de l’autre, le pouvoir, l’exploitation ; la nécessaire révolution que le mouvement auquel elles appartenaient voulait mettre en place, et qui finira par perdre son sens. La parole sert ici de lieu de transmission mais surtout de confrontation ; face à ces femmes en apparence sans distinction mais qui portent en elles la radicalité frappante de la lutte armée, comment se reconnaître, reconnaître l’humanité et comprendre la violence des actes, la perte d’une identité propre pour une identité collective ?

 

Au travers de ces films, l’autre se conçoit par sa différence géographique (la Roumanie, le Burundi), ses conditions de vie (la pauvreté, la rue), ses convictions politiques. Mais il peut aussi l’être par une différence morale, une autre philosophie de vie ; c’est aussi le cas de Marc Sluse dit « Marcus ». Condamné à 20 ans de prison dont 12 ans pour recèle de malfaiteurs, Marcus s’inscrit en porte-à-faux avec la justice des prisons et choisit d’aider les gens à s’évader. Mary Jimenez, qui avait déjà signé La position du lion couché en 2006 et signera Héros sans visages en 2011 au sein de l’atelier, filme l’homme, le met délibérément en scène dans le rôle du narrateur de son propre parcours de vie (comme le précise le générique, « Marc dans le rôle de ‘Marcus’ »). Palliant un manque cruel qu’il a subi à différentes étapes de sa vie, Marcus s’exprime, face à la caméra, parfois interrompu par la réalisatrice qui lui pose une question. Une fois encore, la parole mène à la construction du sujet mais aussi du monde, poussant le spectateur à s’évader de la réalité représentée, accompagnant le décloisonnement rêvé par Marcus lui-même, loin de normes qui ne sont pas les siennes.

 

Malgré le succès grandissant et international de leurs films de fiction, produits dès 1994 dans leur maison de production, Les Films du Fleuve (les longs-métrages de fiction ne pouvant être produits par les ateliers comme l’impose le décret), Luc et Jean-Pierre Dardenne resteront à la tête de l’atelier, comme pour sauvegarder le lien intrinsèque avec leurs débuts, mais aussi dans le souci de prolonger un point de vue sur le monde tout en continuant « d’aider le cinéma à rester une chose vivante, qui peut échapper aux ‘professionnels de la profession’, c’est laisser la porte ouverte ».[12] Le rôle joué par Jean-Pierre Dardenne dans la création de l’Aaapa ne fait que confirmer l’importance que tient l’atelier dans leur parcours mais aussi dans le paysage étendu du cinéma en Belgique.

 

En passant la main à Julie Frères, après plus de 30 ans de production au sein de l’atelier, cet héritage prend aujourd’hui d’autres formes et d’autres configurations. Courts-métrages documentaires et premiers films de jeunes réalisateurs prennent ainsi une place plus importante, et Julie Frères instaure un système de bourses annuelles réparties entre aides au développement et à la finition. Les problématiques originelles sont ainsi investies dans d’autres formes, traitées par d’autres regards ou sensibilités, tout en continuant à « suivre des parcours individuels qui sont emblématiques d’une problématique sociale universelle » selon les mots de la productrice.[13]

 

Des projets plus récents choisissent le contre-pied à la parole filmée, montrant des personnes (em)murées, volontairement ou involontairement, dans le silence. Comme le souligne Jean-Louis Comolli, « Que le cinéma soit hanté par les fantômes du muet, sans doute. Qu’après avoir été parlant il veuille comme aujourd’hui régresser dans l’artifice du mutisme, n’est peut-être pas innocent. Le cinéma de la parole pose la question du sujet parlant ».[14] Malgré tout, l’idée d’écoute est pourtant toujours primordiale. Ainsi, dans Before We Go (2014), Jorge Léon donne en priorité la place et la parole aux corps, dans leur souffrance, dans leur confrontation (souvent intenses) avec le corps des autres – le mouvement, la danse ou le costume deviennent de nouvelles formes de discours. Aïcha (2016), la mère dans le court-métrage de Karima Saïdi, évolue, fantomatique, dans les couloirs ; Mademoiselle Zallinger (Prunelle Rulens, 2017), second rôle muet d’une pièce de théâtre, tente d’investir de sa présence les coulisses et d’exister malgré le silence. Symboles de cette invisibilité féminine, de ces oubliées de l’Histoire/de l’histoire, de ces visages sans voix, elles ne personnifient pourtant pas l’absence mais bien la lutte d’un corps pour exister malgré les autres ; elles incarnent une trace qui prouve qu’elles ont été et sont encore là.

Ma fille Nora (2016) de Jasna Krajinovic, une des réalisatrices emblématiques de l’atelier au travail puissant et marquant, tient sans conteste de l’urgence historique, de la nécessité d’un engagement immédiat tout comme d’une éthique de la parole. Après avoir suivi deux sœurs devenues démineuses dans le Kosovo d’après-guerre (Deux sœurs, 2006), puis Anton, un adolescent russe confronté à un entraînement militaire (le magnifique Un été avec Anton, 2012), ce court-métrage donne vie aux affres et aux angoisses d’une mère délaissée par sa fille, partie faire la guerre en Syrie. La parole de la mère de Nora est le lieu du combat, de la visibilité de son déchirement, mais aussi de ses doutes et de son désespoir face aux mots trop peu nombreux, contrôlés et sans émotion de sa fille. Pourtant, au-delà du récit personnel, elle rencontre aussi l’idée de la valeur historique du témoignage, une Histoire non plus passée et révolue, mais en train de se faire, au quotidien, presque sous nos yeux.

« Lorsqu’ils offraient à tous les résistants, ceux de la guerre, comme ceux des luttes sociales, le moyen de prendre la parole (autant que l’image) les Dardenne étaient convaincus que la parole était plus qu’un devoir de mémoire : un devoir de conscience »[15] ; à quelques années ou à près de 40 ans de distance, tous les films que nous avons traversés semblent s’approprier cette idée – même si parfois, l’Histoire ou le temps tentent de réduire au silence des voix et des corps qui continueront à résister à la parole dominante, à l’Histoire officielle. Comme le précise Jean-Pierre Dardenne, « Un film est fait pour être vu. Produire sans se préoccuper de son public est un leurre idéologique ».[16] Donner à voir pour forcer l’écoute, pour confronter les spectateurs à une réalité dont ils n’avaient pas conscience, donner à entendre des récits qu’ils n’avaient pas encore entendus, revoir l’Histoire au travers d’un autre prisme ; créer un lien indéfectible avec l’Autre.

[1] Catherine Blangonnet, “Introduction” dans Images documentaires, n°22, 3ème Trimestre, 1995, p.9.

[2] René Begon, « Les enfants de Seraing et les fils de Gatti » dans Revue belge du cinéma, n°41, Hiver 1996-1997, pp.17-18.

[3] Stéphanie Jeanjean, « Disobedient Video in France in the 1970s : Video Production by Women’s Collective » dans Afterall, n° 27, Été 2011.

[4] Marc-E. Mélon, La création vidéo en Belgique. Points de repères (1970-1990), Paris: Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 1991, p.68; cité par Geneviève Van Cauwenberge, “Filmer le social” dans Dic Doc, Le dictionnaire du documentaire, sous la direction de Jacqueline Aubenas, CGRI, 1999, pp.49-50.

[5] Jacqueline Aubenas discute de cette place de la parole dans les premières vidéos des frères Dardenne dans son article “Réfléchir le réel” paru dans « Jean-Pierre et Luc Dardenne », sous la direction de Jacqueline Aubenas, CGRI/Centre du cinéma de la Communauté française de Belgique, 2008.

[6] René Begon, « Vidéo: du travail de quartier à l’histoire du militantisme ouvrier liégeois » dans « Jean-Pierre et Luc Dardenne », op.cit., p.29

[7] Op.cit.

[8] Jean-Louis Comolli, “No lipping!” dans Images documentaires, n°22, 3ème Trimestre 1995, p.14.

[9] Ibidem.

[10] Dominique Legrand, « André Dartevelle » dans Dic Doc, p.153.

[11] Jean-Louis Comolli, op.cit., p.17.

[12] Jean-Pierre Dardenne interviewé par Marceau Verhaeghe, “Dossier Ateliers: Dérives asbl”, Cinergie.be, Webzine n°79, Janvier 2004.

[13] Julie Frères interviewée par Dimitra Bourras & Sylvain Gressier, “Entretien avec Julie Frères de l’atelier de production Dérives”, Cinergie.be, Webzine n°224, Mars 2017.

[14] Jean-Louis Comolli, op.cit., p.21.

[15] Marc-E. Mélon, op.cit.

[16] Marceau Verhaege, op.cit.