Chap 16

Filmer pour vivre

par Thomas Guiot

Produit par Saga Film et Flight Movie, « Cinéastes à tout prix » est un documentaire de 64 minutes réalisé par Frédéric Sojcher, datant de 2004. Soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles via l’atelier d’accueil Wallonie Image Production, il raconte les parcours de Jean-Jacques Rousseau, Jacques Hardy et Max Naveaux, trois réalisateurs belges en marge de tout système de production traditionnel. Faisant preuve d’une grande force créatrice et d’un côté artisanal revendiqué, les cinéastes s’expliquent (sous l’anonymat d’une cagoule ou en plein jour) et commentent des extraits de leurs films, retournant sur certains lieux de tournage emblématiques.

Cinéastes à tout prix, Frédéric Sojcher (2004)

L’œuvre cinématographique de Frédéric Sojcher se constitue notamment de neuf courts-métrages et de quatre longs-métrages. Egalement historien et critique, il est le Directeur du Master professionnel en scénario, réalisation et production de l’Université de Paris Panthéon Sorbonne, et chargé de cours à l’INSAS. La kermesse héroïque du cinéma belge (L’Harmattan, 1999), retraçant en trois volumes l’histoire économique et culturelle du cinéma belge, est un de ses ouvrages les plus renommés. L’idée originelle de Cinéastes à tout prix lui est venue durant l’écriture de ce livre. Frédéric Sojcher s’est « rendu compte que de nombreux films belges ne figuraient pas dans les encyclopédies du cinéma belge. Des films de cinéastes différents des autres, d’un genre alternatif, faisaient surface et se trouvaient en marge du système de production et de diffusion habituel. »[1]Le cinéaste a alors focalisé son attention sur trois réalisateurs qui partageaient la même passion et avaient vécu leur rêve de cinéma, à leur façon.

Grâce à une motivation sans faille, ces cinéastes parvenaient à engager toute une équipe de bénévoles autour de leurs projets, filmés en 16 mm. Frédéric Sojcher a été fasciné par cette volonté et cette originalité les qualifiant. « Chaque cinéaste avait sa propre subjectivité, ses obsessions thématiques et formelles, un univers très personnel, qu’il le fasse exprès ou non. Ils avaient un autre rapport au film, en faisaient un récit halluciné et hallucinant. »[2] Sojcher souhaitait également refléter sa propre vision du septième art. Ayant rencontré de nombreux problèmes sur le tournage de son premier film, Regarde-moi (2000), la persévérance et le point de vue combatif des cinéastes évoqués lui correspondaient tout autant. Jean-Jacques Rousseau l’explique dans le documentaire : « Pour ma part, le cinéma est un combat. Comme beaucoup d’arts, sans doute, mais particulièrement en ce qui me concerne, le fait d’entrer dans un tournage de film, pour moi, c’est un combat, c’est la guerre. »

Ce combat débute souvent par le rassemblement du financement de l’œuvre. Malgré la participation active de Hubert Toint, producteur de Saga Film, le budget du documentaire a été très difficile à réunir. Les commissions de financement et l’atelier Wallonie Image Production (WIP) ont d’abord refusé de soutenir le film. « C’est au forceps qu’il est finalement passé. Seules les chaines télévisées ont accepté immédiatement pour aider au financement : la RTBF et anciennement Ciné Cinéma (Canal+). Leurs apports ont permis le financement de justesse. Chaque apport est essentiel. »[3]En ce qui concerne le WIP, Frédéric Sojcher évoque principalement la collaboration avec Christine Pireaux, productrice et secrétaire générale de l’atelier : « Elle a été très constructive, a fait un suivi artistique du film, nous a accompagné au mieux et a été présente à Cannes également. Cette collaboration a donc été financière et artistique. »[4]

La question de l’écriture documentaire est, on le sait, particulière : comment proposer un scénario vis-à-vis de faits réels que l’on doit encore filmer? Pour y faire face, Sojcher favorise l’écriture en amont du tournage, la mise en place d’un fil conducteur et une parfaite connaissance des lieux. « Un documentaire est aussi une histoire, il faut un début, un développement et une fin. »[5] De nombreux repérages, notamment sur les lieux de tournage des films des artistes, ont été accomplis avec le chef opérateur, Michel Houssiau. Lors de cette étape, certains éléments esthétiques tels que les angles de prise de vues ou les moments de la journée durant lesquels tourner sont décidés.

Après la production et la réalisation, le combat s’est poursuivi à travers le parcours de distribution atypique du film Cinéastes à tout prix. Financé en partie par des chaines de télévision, le documentaire était destiné à être diffusé à l’antenne. Ainsi, la première publique a été faite par la RTBF au Bozar en décembre 2003. Pourtant, son auteur rêvait de le voir distribué dans les cinémas. « On avait bien sûr envie de le montrer en salles. Avec le chef opérateur, nous l’avions filmé en assez bonne définition pour pouvoir faire un télescopage en 35mm. On le voyait pourtant comme un désir hors d’atteinte. »[6]Suite à la sélection du film au Festival de Cannes (hors compétition), le documentaire a finalement pu être distribué en Belgique par ImagineFilms et en France par Les Films du Paradoxe.

D’un point de vue esthétique, il est intéressant d’évoquer ici le sous-genre documentaire duquel se rapproche le plus Cinéastes à tout prix, à savoir le « film sur l’art ». Il propose effectivement les portraits des artistes Jean-Jacques Rousseau, Jacques Hardy et Max Naveaux, à certains moments de leur carrière mais également au travail, en plein processus de création de l’œuvre, tel que Jean-Jacques Rousseau sur le tournage de son prochain film. Frédéric Sojcher souhaite également analyser les différentes œuvres des cinéastes, en proposant des extraits commentés par les artistes eux-mêmes. L’explication vient dès lors de l’origine-même du produit artistique, son auteur. Le film possède donc une dimension didactique, informative.

La notion de territoire, caractéristique du cinéma belge, est également particulièrement présente dans le documentaire. Frédéric Sojcher a tenu à filmer les cinéastes dans leur environnement et dans leur région spécifique : Charleroi pour Jean-Jacques Rousseau, Visé pour Jacques Hardy et Waterloo pour Max Naveaux. Au début du film, après un extrait de César Babarius de Jacques Hardy (1989), Sojcher propose un plan d’ensemble de Visé avant de faire un rapide zoom arrière et un travelling vers le jardin de Jacques Hardy. La volonté est en l’occurrence d’ancrer l’individuel dans un collectif, le microcosme dans le macrocosme. Cette découverte du territoire belge permet également une réelle radiographie sociétale. A travers les cinéastes, leurs acteurs et les habitants visibles, le spectateur observe de fortes personnalités, d’une grande diversité, de par leur langage, leur origine ou leur culture. Il aperçoit ainsi une variété énorme d’accents et de profils culturels, caractéristique de la Belgique.

La thématique de l’iconoclasme et plus particulièrement de la transgression est à la fois au cœur du cinéma belge, des œuvres des trois cinéastes évoqués et de Cinéastes à tout prix. La transgression apparaît dès les premières secondes du documentaire. Après un bref générique, un extrait du film de Jean-Jacques Rousseau, Dossier Réincarnation (1977), est dévoilé. Tout l’absurde de son cinéma s’y synthétise déjà. La transition de l’imaginaire fictionnel du cinéaste vers le réel documentaire se traduit par un raccord présentant une continuité sonore et une discontinuité visuelle. Alors que l’on entend encore les cris venant de l’extrait, un mouvement de caméra nous dévoile Jean-Jacques Rousseau, dans la rue, encagoulé. Bien que l’on quitte la transgression fictive de Dossier Réincarnation, on entre déjà dans une autre transgression, celle, bien réelle, de Cinéastes à tout prix. L’artiste explique le port de la cagoule par une vieille légende indienne : « prendre l’image de quelqu’un, c’est aussi lui prendre son âme. »

La transgression de ces cinéastes trouve son origine dans l’existence même de leur carrière. En dehors de tout système de production, de financement ou de distribution, ils sont parvenus à réaliser plusieurs longs-métrages, en réunissant des équipes techniques et d’acteurs autour d’eux. C’est également en détruisant les codes existants, tout ce qui semblait classique ou académique dans le cinéma que ces réalisateurs peuvent être caractérisés d’iconoclastes. De plus, la transgression passe par les différents moyens utilisés par les réalisateurs pour construire leurs fictions. Tandis que Max Naveaux était le seul cinéaste à obtenir des armes de guerre en état de tir du Ministère de l’Armée, Jean-Jacques Rousseau utilisait des maquettes de figurines de soldats filmées en plan d’ensemble pour représenter les armées dans son film Les marcheurs de la grande armée (1977), en alternance avec des gros plans sur ses acteurs. Ces exemples soulignent le caractère artisanal et « bout de ficelle » du cinéma belge.

Comme l’évoque un ancien professeur de Jean-Jacques Rousseau, il était en dehors de tout, à une « époque de normalisation vraiment phénoménale ». Le cinéaste se désigne d’ailleurs lui-même de cette façon : « L’iconoclaste que je suis, (…) je suis aussi un destructeur d’icônes. Je mélange les genres, les styles. C’est un peu un maëlstrom d’histoire dans mon cinéma. » Ainsi, la transgression de Cinéastes à tout prix est principalement visible par le traitement de son sujet et les différents dialogues entre les personnages. Lorsque Jean-Jacques Rousseau rencontre Noël Godin dans son jardin, ils évoquent ensemble l’état actuel du cinéma anglo-américain « rigide, consternant et emmerdant ». Alors que le cinéaste se souvient du peu de considération que les critiques avaient pour lui, il évoque sa volonté de mourir. Filmés en forte contre-plongée, les personnages sont mis en valeur alors qu’ils sont dans la position vulnérable d’exprimer leurs émotions.

Frédéric Sojcher aurait pu s’intéresser à des réalisateurs plus connus du cinéma belge. Il a cependant choisi de se concentrer sur des artistes inexplorés, en marge, avec, comme conséquence, tous les problèmes possibles de financement et de production. Selon lui, « la transgression est essentielle vu le risque d’académisme qui augmente de plus en plus dans le cinéma. »[7] Elle est ainsi parfaitement représentée à la fin du documentaire lorsque Frédéric Sojcher filme les trois cinéastes remerciant leurs amis et acteurs qui posent devant la caméra, dans une mise en scène assumée. L’utilisation de la chanson écrite et chantée par Jean-Jacques Rousseau sur l’air de l’internationale, avec les photos, noms et professions des comédiens à l’image, est également tout à fait originale dans la tradition documentaire.

A travers le côté transgressif des trois réalisateurs belges, la notion d’écart se crée dans Cinéastes à tout prix. Leurs films correspondent à la volonté d’appartenir à un cinéma en dehors des normes et de créer un pont vers un imaginaire. C’est à la fois ce que réussissent ces cinéastes « amateurs » et Frédéric Sojcher, qui désirait faire entrer le spectateur dans l’imaginaire des trois artistes. En adoptant leurs différents points de vue, le réalisateur choisit de faire « un mélange d’empathie et de dérision : montrer l’esprit belge qui existe dans leurs propres films à travers cet équilibre. »[8]Cinéastes à tout prix représente ainsi l’œuvre cinématographique belge dans toute sa diversité et sa liberté créatrice.

[1] Entretien avec Frédéric Sojcher, réalisé le 5 mai 2016.

[2] Entretien avec Frédéric Sojcher, réalisé le 5 mai 2016

[3] Idem.

[4] Idem.

[5] Idem.

[6] Entretien avec Frédéric Sojcher, réalisé le 5 mai 2016

[7] Entretien avec Frédéric Sojcher, réalisé le 5 mai 2016

[8] Idem.