Chap 33

Autant en emporte le temps

Marie Vella

Pendant dix ans, Yaël André a filmé des scènes quotidiennes au gré de son inspiration avec une petite caméra Super-8 trouvée aux puces. Une sorte de tournage sans intentions particulières puisqu’il s’agissait plutôt de notes en Super-8, sans volonté délibérée d’en faire quelque chose. L’arrêt programmé de la production de la pellicule Super-8 Kodachrome et de son développement en 2006, a amené la réalisatrice à réfléchir à ce support voué à disparaître. Si bien qu’avec son équipe, elle est partie à la recherche de centaines de bobines d’images amateurs Super-8 laissés pour compte, dans les greniers et les marchés aux puces.

De fil en aiguille, ils ont découvert des images riches dont surgit la mémoire d’une réalité passée, des traces de vies de personnes anonymes dont on ne sait souvent rien. Une réserve de petits films bruts qui constituait la « part d’oubli » de notre vaste mémoire collective. Pour rendre hommage à ces images amateurs, la réalisatrice a mené à bien deux projets. Le premier est le film Quand je serai dictateur qui assemble ces images dans un récit ; le deuxième est le web documentaire Synaps qui propose à tout un chacun de partir à la recherche de ses souvenirs.

Le point de départ de l’écriture s’est effectué sur base d’une accumulation de choses qui ont afflué et ont terminé leur course dans un récit. Petit à petit, il y a eu la rencontre avec George et la question du deuil des images amateurs en Super-8. Pour faire quelque chose de ces images, la réalisatrice a tracé une ligne, le mince filet d’un scénario, au départ presque un prétexte pour aimanter ces images sur un fil conducteur. Si bien qu’elle a d’emblée imaginé un film en chapitres, où chacun d’entre eux serait une « vie parallèle ». C’était une idée à la fois logique et pratique dans la mesure où chaque chapitre pouvait rassembler un thème trouvé dans les images amateurs ; enfants qui grandissent, vacances, images coloniales, croisières. Dans une époque comme la nôtre, un peu infestée par la question narcissique et l’obligation du « je » au cinéma, elle trouvait l’idée de faire une « non-autobiographie » plutôt jouissive.

Par la suite, Yaël André et son équipe ont dû rassembler, compiler, nettoyer, encoder puis archiver des centaines de films amateurs 8 mm et Super-8. Ils ont exhumé les appareils, retrouvé les accessoires et ont dû réapprendre les gestes ; colleuses, ampoules, courroies, projecteurs, amorce. Un travail de recherche a été effectué pour établir les meilleures méthodes de transfert et de numérisation des images, mais aussi un énorme travail de tri des images, afin d’établir une centaine de critères (animaux, villes, campagnes, les communions, images coloniales, etc.) et pouvoir les monter suivant le récit. La réalisatrice a ensuite travaillé seule le montage durant la période s’étalant de novembre 2011 à juin 2012 pour montrer une première version aux télévisions. Après plusieurs retours, le scénario a subi des modifications et c’est à partir de novembre 2012 que le film a repris sa vitesse de croisière. Si bien qu’en janvier 2013, elle a terminé le montage avec l’aide de Luc Plantier et de la monteuse son Sabrina Calmels.

Après ces différentes étapes, il y a eu celle consacrée au son. Tout d’abord, la réalisatrice a imaginé la voix du film admirablement interprétée par la comédienne Laurence Vielle. Ensuite, comme toutes ces images étaient muettes, la composition d’une bande-son s’est avérée nécessaire. C’est en partant de zéro que l’équipe a dû réfléchir à la manière dont sonoriser, bruiter les images et penser aux musiques. Tout comme la collecte d’images, le travail sonore a été une expérience à plusieurs mains : le compositeur Hughes Maréchal mais aussi à Julie Brenta, Frédéric Fichefet, Luc Plantier et Sabrina Calmels. Une fois le son terminé, le montage final a été transféré par scan afin d’obtenir la meilleure qualité avec l’aide de Didier Guillain pour ensuite passer la main à Manu de Boissieu pour le mixage son. Finalement, la dernière étape réalisée par Loup Brenta a été l’étalonnage suivant une logique propre à chaque plan, sans tentative d’unification afin de respecter l’esprit hybride du film (figs. 1-2).

Aboutissement d’un projet qui s’étale sur plus d’une dizaine d’années, Quand je serai dictateur n’aurait pu voir le jour sans le soutien du CBA et de WBImages, les deux ateliers ayant ont principalement contribué au film. Ceci grâce à un appui concret dès l’élaboration du scénario, au travers d’aides à l’écriture, suivi ensuite d’une aide à la production par ces deux mêmes ateliers. Au total, ce sont pas moins de sept partenaires – CBA, WBI, RTBF, ARTE, VOO, Cobra films et Morituri, l’ASBL créée par Yaël – qui ont mené ce riche projet à bien.

Quand je serai dictateur est une sorte de long voyage éclaté dans le temps où s’inscrivent des paysages belges, africains où parfois le ciel se conjugue avec l’ailleurs. Des paysages qui parlent à la fois au « je » et au « nous », de l’enfermement dans une vie et de l’ouverture vers d’autres vies possibles. Du point de vue du récit, c’est d’abord depuis Woluwé que la narratrice nous raconte. Telle une cartographie d’époque, les images nous donnent à voir une bourgeoisie heureuse et décomplexée. Au fil de la narration en off, ces maisons, ces piscines, ces jardins et ces portraits esquissent physiquement les frontières entre Woluwé et le reste du monde tout en dépeignant l’ennui éprouvé par George et la narratrice. Dès lors, ils feront différentes tentatives pour sortir de ces frontières et pour y vivre d’autres vies.

C’est en forêt qu’ils vont se ressourcer et inventer d’autres mondes. C’est dans la forêt de Soignes, le bois de la Cambre, ou encore les Ardennes que les écureuils leur parlent mais aussi les girafes d’Afrique. C’est d’ailleurs sur un ton léger et humoristique que ces images-ricochet nous transmettent ce goût de la bourgeoisie pour l’aventure, l’altérité et l’exotisme tout en nous rappelant, au travers de ces archives familiales, le passé colonial de la Belgique à l’égard du Congo. Par ailleurs, ces images nous donnent à voir comment cette frontière entre le soi et l’étranger est exportée en nous montrant subtilement la propension de l’homme à vouloir contrôler tout ce qu’il ne comprend pas. Cette frontière s’exprime aussi au travers des images de vacances et que ce soit au littoral, dans les Alpes ou à la caravane dans les Ardennes, nous exportons les mêmes habitudes ; les chaises de jardin et la petite table pliable que l’on installe ailleurs afin de se sentir comme chez soi sont une forme de frontière entre soi et les autres (figs. 4-5).

Mais si le film pose la question des frontières, il pose surtout la question de comment sortir de l’entre-soi pour voir d’autres réalités. Si bien que les paysages urbains ou industriels parsemés d’ouvriers au travail, nous donnent à voir ces autres réalités qui commencent en bas de chez soi. Dès lors, la frontière peut-être abolie en sortant de son propre quartier. Heureusement, pour conjurer ces limites, il y a ces images de ciel, un univers des possibles où la lutte avec les autres s’estompe pour laisser la place à une zone muable. Quant aux archives sur Mars, elles vont au-delà de la possibilité que nous offre Dieu, c’est une échappatoire comme autre zone des possibles transcendant toutes les frontières (fig. 6).

Du point de vue de la forme, le film se joue des limites entre documentaire et fiction, monologues imaginaires et réalités, mort et vie, vrai ou faux et ce par l’utilisation d’images anonymes passéistes, d’une voix fictionnelle et de chapitres.

Aussi, les chapitres ne sont pas sans rappeler les intertitres utilisés dans le cinéma primitif et s’imposent en tant que structure du récit. Les titres conjugués au futur suggèrent à la fois leur propre temporalité mais invitent aussi le spectateur à s’interroger sur la légitimité de celle-ci. Dès lors, cet écart opère comme un flou temporel où le passé, présent et futur se conjuguent et oeuvrent ensemble pour de nouveaux possibles.

La magie opère au travers de ce jeu de floutage entre les niveaux de temporalités. En effet, les images d’archives en couleur et en N/B témoignent de différents moments de vie dans le passé. En Belgique, en Afrique ou ailleurs, ces espaces privés ou publics, naturels ou urbains appartiennent à ces réalités fragmentées et passéistes. Toutefois, l’agencement que propose le montage entre ces images, la voix off, la bande-son et les chapitres créent des zones d’indétermination où le spectateur renégocie ses propres temporalités. C’est d’ailleurs sans rupture dans le réel des images que la magie émane de cet agencement de la voix off, la bande-son et les titres et qui assemblé de cette manière aux images, brouillent les pistes de la réalité et de la fiction pour nous immerger dans un récit fragmenté, aux mille vies possibles (fig. 7).

L’origine même des images pose la question de la véracité du récit. En effet, nous ne savons pas à qui appartiennent ces souvenirs étant donné qu’ils sont le fruit d’une récolte d’archives Super-8 de collectionneurs anonymes allant des années 40 jusqu’à aujourd’hui, dont 1/3 a été filmé pendant 10 ans par la réalisatrice. Si bien que, le spectateur ignore si George et la narratrice apparaissent sur les images et même si cette histoire a existé.

Le doute quant à la véracité du récit est renforcé par l’utilisation de la voix off. En effet, quand le spectateur se pose la question de savoir si George a vraiment existé, cette question est mise à mal étant donné que le personnage meurt dans un chapitre pour revenir dans d’autres. Dès lors, la voix off donne la possibilité au spectateur de choisir en quel récit il a envie de croire. Par ailleurs, la musique joue aussi un rôle très important dans ce floutage des frontières car elle nous permet de transformer une séquence d’images en un récit de western, de science-fiction, burlesque ou mélodramatique posant aussi la question des genres cinématographiques. Le son a donc pour fonction d’abolir ces frontières afin de donner corps à différents récits-paysages s’inscrivant dans différentes temporalités en même temps. Enfin, la fonction des chapitres de par leur énoncé au futur invite sans cesse le spectateur à remettre à la fois en question le récit dans sa chronologie mais aussi la question de l’identité.

Si Quand je serai dictateur est une histoire de vies possibles en dehors de l’entre-soi, elle l’est surtout au travers de l’exil qui habite les deux personnages. Si bien que l’identité marquée par cet exil permanent face à un milieu trop normatif traverse l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte de nos deux protagonistes. Cette nécessité de fuir résonne déjà dès l’enfance ; elle s’effectue par le jeu quand George et la narratrice font les quatre cents coups et s’amusent à tuer dans leur imaginaire cette galerie de personnages qui se font les sbires des frontières. Adolescents, ils s’aventurent vers d’autres quartiers en prenant le train, à pied ou en bateau pour conjurer l’ennui du quotidien. C’est en partant ensemble au travers des champs de fleurs ou en empruntant le bitume qu’ils abolissent les frontières figées d’une destinée toute tracée vers d’autres vies plus singulières. Cependant, à l’âge adulte, les chemins se séparent et les identités en crise se révèlent. La narratrice part à l’étranger tandis que George sombre dans la folie et finit dans un hôpital psychiatrique. Deux manières de fuir l’ennui ; d’un côté l’exil par la fuite physique et de l’autre, la schizophrénie comme fuite psychologique dont l’ultime exil sera la mort. Toutefois, cette mort a lieu dans une vie mais dans une autre George n’est peut-être pas mort car il a peut-être défait le nœud de la corde qui enserrait son cou. Dans une autre vie, il vit dans les bois ou bien ils partent ensemble en Afrique (fig. 8).

Cette idée de crise identitaire transcende celle du personnage de George pour s’installer dans tout le film. Si bien que l’on retrouve au travers des images, de la voix off et des chapitres, une subjectivité fragmentée et qui, traversée par cette métaphore de la schizophrénie, passe de l’anonyme au « je » et au « nous » au travers de différentes temporalités. En effet, les personnages qui apparaissent sur les images sont des vies anonymes et passéistes éclatées sur l’écran dont on ne connaît ni les origines, ni le contexte. Ces images forment un ensemble d’identités fragmentées qui posent aussi la question de l’identité de la narratrice/réalisatrice.

Les images Super-8 subissent aussi une crise identitaire et une forme d’exil. Le montage fragmentaire nous donne à voir une forme de schizophrénie des images qui, vouées à disparaître avec l’avènement du numérique, font écho au personnage de George. En effet, les images Super-8 appartiennent à la fois au passé et sont réactualisées par le temps présent de la voix off pour être projetées à nouveau dans le futur par la structure en chapitres. Et tout comme George, ces images passéistes de par leurs histoires et leur support ne mourront jamais. Si le film est une réflexion autour du temps qui passe et la perte de l’innocence, il met aussi un point d’honneur à conjurer la mort autant humaine que celle du cinéma en Super-8. En effet, les images d’archives super 8 nous donnent à voir des fragments de la réalité, des tranches de vie anonymes de différentes époques, à la fois intimes et collectives, familiales et historiques. Des souvenirs formant tous azimuts une vaste mémoire collective dont l’épicentre est George. Cet ami disparu constitue le fil d’Ariane tissant la toile mouvante du film.

Quand je serai dictateur est un film iconoclaste par excellence dans la mesure où sa stratégie cinématographique repose sur le détournement des images du passé pour en donner un tout autre sens. Les images sont des archives familiales ayant comme statut le souvenir. Celles-ci, assemblées au son mettent à mal de façon humoristique et parfois burlesque les valeurs bourgeoises. Héritier du surréalisme, le film propose de déconstruire les codes de la religion, du mariage et de la maternité, de la justice pour imaginer d’autres vies possibles en dehors de la norme. Ce dehors, ce hors-norme se révèle par une forme de transgression car pour sortir de cet enfermement, il faut en passer par un certain état de folie dont la figure centrale est le personnage de George. Si bien que face à cette norme ennuyeuse, la folie est proposée quasi comme une réponse, comme une forme de survie.

Le film de par son hybridité est une forme de transgression cinématographique. En effet, le film se joue à la fois des frontières entre documentaire et fiction, du vrai et du faux et aussi des différents genres cinématographiques par l’utilisation de musiques variées. Aussi, il arrive que certaines images soient réutilisées dans un autre chapitre avec une autre musique pour donner un tout autre sens. Ce qui invite le spectateur à négocier avec différentes possibilités et perspectives de vies. En outre, la réalisatrice ne lésine pas à jouer avec certains codes du cinéma pour susciter une réflexion. En effet, dans le chapitre Quand je serai Dieu, à l’instar d’un(e) démiurge, elle fait défiler les images à l’envers afin de contrer aussi bien les normes imposées par les valeurs bourgeoises que le temps qui passe. Si bien que l’utilisation de la structure cristalline transforme les images passéistes en images-ricochet (fig. 9).

Ce film, à l’allure inclassable, hybride par sa forme éclatée et insoumise, se joue des frontières entre documentaire et fiction, vrai et faux, vie et mort et qui, agencés à la bande-son, accomplit son acte d’écart et de magie dans le contrepoint sonore. À l’instar des surréalistes, le film est un pied de nez tantôt burlesque, tantôt dramatique au cléricalisme, au militarisme et aux valeurs bourgeoises. En outre, c’est au travers de paysages belges ou d’Afrique coloniale que s’abordent la question de l’identité, de la schizophrénie et de l’exil formant une sorte de subjectivité fragmentée au « je » et au « nous » traversant à la fois le présent, le passé et le futur. Enfin, Quand je serai dictateur est une véritable leçon de transgression cinématographique dont le dispositif repose sur le détournement d’images Super-8. Si bien que ce film iconoclaste transforme le contenu par l’usage poétique de la voix off et les chapitres, mettant à mal la mort du support. Dès lors, une question se pose : George a-t-il réellement existé ? Ce qui importe, après tout, ce sont les effets de toutes ces vies possibles sur la réalité (fig. 10).