Chap 25

Il était une fois, de l'autre côté du reflet

par Cayetana Carrión

« Comment pourrait-on faire l’histoire d’une rue en conte de fée?». Extraites de son film Boulevard d’Ypres/Ieperlaan (2010), ces paroles cristallisent une des grandes questions qui traversent et motivent le travail de création cinématographique de la réalisatrice et historienne flamande Sarah Vanagt (1976). Inspirée par la démarche méthodologique de l’historien italien Carlo Ginzburg , la réalisatrice capture les « petites histoires » ou micro-histoires de la vie quotidienne du Boulevard d’Ypres à Bruxelles où par ailleurs elle habite, afin de révéler quelque chose de la réalité parfois invisible et silencieuse qui nous entoure. Embusquées dans les replis de la grande Histoire, la rugosité et l’âpreté des petites histoires individuelles s’accommodent difficilement de la représentation politiquement rassurante de celle admise par les institutions officielles.

Porteuses d’une fragilité dont l’ampleur est à la mesure de la gravité des situations traversées par ceux et celles qui les racontent, elles n’en sont pas moins révélatrices des complexités, des nuances et des questionnements qui traversent le passé et qui expliquent le présent. Dans ce contexte, lorsque la parole vient à manquer et que ses porteurs se retrouvent à la frontière de la reconnaissance citoyenne, le film documentaire agit comme un espace de parole et de reconstitution de la mémoire au sein duquel les personnes sont moins des témoins qu’elles ne sont les artisans d’une quête collective et les passeurs de l’Histoire. Les images se substituent aux mots difficiles à dire, les récits deviennent des contes, des petites fictions libératrices qui interrogent les entrailles du passé.

La pratique artistique de Sarah Vanagt, qui comprend également les installations vidéo et la photographie, aborde surtout les problématiques liées aux traumas provoqués par les guerres et les conflits ayant eu lieu au Rwanda et au Congo (Begin, Began, Begun (2005), Les Mouchoirs de Kabila (2005), First Elections (2006), Power Cut (2007)), leurs relations avec l’histoire coloniale et l’importance de la récupération de la mémoire. Avec Boulevard d’Ypres, la réalisatrice signe son deuxième film entièrement tourné en Belgique, qu’elle considère être une sorte de suite de Little Figures (2000) où elle s’intéressait déjà à la question de l’Histoire à travers le dialogue que des enfants issus de l’immigration inventent entre les trois statues du Mont des Arts à Bruxelles.

Tourné dans des conditions difficiles, elles-mêmes conditionnées par la situation sociale tendue d’un quartier populaire de Bruxelles en pleine mutation, qui voyait ses commerçants délogés et son activité et dynamisme économiques disparaître au profit d’un réaménagement urbain favorable au développement résidentiel, Boulevard d’Ypres se déroule essentiellement à l’intérieur de l’entrepôt désormais désaffecté de Monsieur Mechbal. Grossiste en produits alimentaires installé depuis plus de vingt ans dans la rue, Monsieur Mechbal a été contraint à « exiler » son activité dans un autre quartier de la capitale. Métaphore des changements de la nature du tissu social et économique de la rue, l’espace de l’entrepôt s’étend au-delà de son rôle purement économique pour se convertir en lieu de projection, dans tous les sens du terme, de l’histoire de la rue et des personnes qui y habitent.

Entièrement tourné dans la rue éponyme située à Bruxelles, le film rend un vibrant hommage à l’histoire passée et présente de cette rue populaire du centre de Bruxelles. Au fil des micro-récits extraordinaires de ses habitants issus de l’immigration, demandeurs d’asile ou expatriés, il renvoie, à la manière d’un reflet, à l’Histoire de la bataille d’Ypres de la Première Guerre Mondiale et la relie à l’histoire actuelle de la rue.

Boulevard d’Ypres, Sarah Vanagt – (fig. 1)

Dans la continuité des thématiques explorées dans ses œuvres précédentes, Sarah Vanagt offre une réflexion sur l’importance de la mémoire pour reconstituer les « nappes du passé » de l’Histoire, perdues ou oubliées, et des histoires individuelles pour mieux comprendre les « pointes du présent »[1]. Le recours à la microhistoire comme méthodologie de recherche historiographique qui s’intéresse au destin des individus pour porter un éclairage sur l’histoire du monde qui les entoure, est investie dans le film – à la demande de la réalisatrice – des caractéristiques du conte de fées. Ainsi, dans les récits personnels, s’installe un écart entre le « je » et le « il », entre la réalité et la fiction, le rêve et la réalité, entre la vie et la mort, que la démarche expérimentale de Sarah Vanagt justifie en situant le film à la lisière du documentaire et de la fiction. Il en résulte un film hybride qui se joue de la distinction des genres cinématographiques en assimilant l’animation, les films d’archives et les archives sonores en un ensemble organique, presque synesthésique, qui unit le Boulevard d’Ypres à Ypres. La réalisatrice parvient à créer, au cœur de l’entrepôt dans lequel la plupart des habitants de la rue racontent leurs récits, une installation où sont projetées les archives visuelles de soldats étrangers à Ypres durant la première Guerre Mondiale, sur des supports aux textures diverses (un mur, un volet métallique, des cartons, des marches, etc.), (fig. 1) qui agit en medium pour associer les différentes dimensions du passé et du présent, amenant le spectateur à réfléchir sur la notion d’histoire. Il en va de même avec l’utilisation des archives sonores, dont le grésillement caractéristique et les paroles enregistrées se mélangent aux récits des habitants-conteurs et aux sons extérieurs de la rue, agissant sur la perception temporelle du spectateur. Ils permettent d’établir, comme dans la séquence où le jeune guinéen traduit les paroles d’un prisonnier de guerre de l’époque, une communication avec les morts. Ainsi, les deux dispositifs « ressuscitent » symboliquement les combattants étrangers ayant participé à l’effort de guerre à la demande des puissances coloniales.

Inscrit dans la tradition du cinéma documentaire en Belgique, le film aborde le réalisme social dans le contexte des mutations socio-économiques qui ont lieu dans une rue de Bruxelles : la gentrification, la cohabitation avec les habitants issus de l’immigration et les demandeurs d’asile. L’alliage qui se constitue entre les images en mouvement et les récits contés par les habitants révèle des histoires tues, silencieuses, qui soulèvent les questions relatives à l’identité, au territoire, à la frontière, à l’exil dans une perspective historique et de reconstitution de la mémoire. L’écart, véritable lame de fond du documentaire, agira comme le principe organisateur thématique et formel, reposant sur l’hybridité cinématographique et le recours au format du conte de fées, autour duquel se développent les différentes questions soulevées tout le long du film.

Le film s’ouvre sur un pré-générique qui résume, sur le plan visuel et sonore, les espaces, les enjeux et les thématiques de l’entièreté du film. La mémoire du passé, le présent et les différentes identités se côtoient dans un même espace et s’incarnent dans des objets, des sons et des voix. La première séquence met en scène la référence directe à l’histoire passée à travers sa représentation monumentale dédiée à la mémoire des colombophiles durant la Première Guerre Mondiale. En même temps, l’inscription en français et en flamand sur le marbre du monument « Au pigeon-soldat/Aan de oorlogsduif » révèle, sans la nommer, l’identité bilingue de Bruxelles, au centre même des écartèlements, tensions politiques et sociologiques de la capitale de l’Europe.

(fig.2)

La mémoire passée, inscrite dans le présent, s’incarne dans la statue de bronze du monument. Elle tient dans sa main un pigeon qui, soudain, prend son envol et sans transition, s’introduit et conduit le spectateur dans un univers graphique animé (fig. 2), représentant de manière synthétique le Boulevard d’Ypres, ses lieux et ses détails importants autour desquels se développe le film : l’Armée du Salut qui abrite le centre d’accueil pour les demandeurs d’asile, le centre d’hébergement pour hommes seuls et le magasin de seconde main, l’entrée de l’entrepôt de Monsieur Mechbal et la grue dont la seule présence agit comme une métaphore des transformations que subit la rue.

L’écart se matérialise par l’hybridité de la séquence, oscillant entre film documentaire et fiction, sans rupture à l’image. Grâce à la magie de l’animation, le pigeon pétrifié s’anime et se constitue en véritable fil conducteur du film et incarnation a-temporelle de la rue. Traversant à la fois l’Histoire et lui-même personnage de contes de fées[2], il accompagne le spectateur vers le territoire de la rue dans la continuité de son envol, alors que les voix over des conteurs narrent, de l’autre côté de l’objectif cinématographique, leur arrivée en Belgique. La séquence animée se termine sur une image réelle d’un pigeon atterrissant au sol, aux portes de l’entrepôt.

A mesure que le film se déroule, deux lignes narratives se développent simultanément: celle des habitants-conteurs qui racontent leurs récits au passé sur le territoire fermé de l’entrepôt de la rue (fig.3); celle de la vie quotidienne de la rue qui s’inscrit dans le présent, que l’image en mouvement déconstruit et révèle dans un geste cinématographique propre à l’esthétique documentaire. L’écart que produit le montage alterné jouant sur le mouvement de l’image et sur l’échelle des plans, donne à voir la frontière presque invisible entre le réel de la rue et la fiction des contes. Aux gestes des ouvriers de la rue, se greffent petit à petit les histoires des habitants qui racontent, sous forme de contes, les conditions qui ont motivé l’exil.

(fig.3)

La dimension féerique, ce réalisme magique cher à Delvaux, se construit grâce à une esthétique presque surréaliste qui s’incarne aussi bien à l’intérieur du cadre de l’image que dans sa relation avec les récits contés. Des gros plans de la rue et des compositions abstraites poétiques qui jouent sur la superposition d’images produites par les reflets sur le pare-brise d’une voiture ou la devanture d’un magasin, rythment le film et s’organisent comme des moments d’évasion, des sortes d’échappées évocatrices d’un possible imaginaire ou d’un espoir. Ainsi, des roses aux mille reflets qui se mélangent à un ciel bleu aux nuages en mouvement (fig. 4)  ; l’apparition étrange d’un roi aux traits enfantins flottant dans une sorte de boule à neige; l’échappée éthérée sur un arbre magique. L’écart entre le documentaire et le cinéma expérimental révèle celui qui existe entre la réalité quotidienne et le songe. La frontière se situe dans les parois vitrées qui, à l’instar du miroir d’Alice de Lewis Carroll, permettent le passage du monde réel vers un univers imaginaire qui renvoie aux territoires du conte révélateur de réalités et de questionnements universels. Ces barrières translucides symbolisent la frontière qui existe entre les habitants de la rue dont les réalités se côtoient mais ne se mélangent pas et parfois s’ignorent.

(fig.4)

L’écart entre passé et présent se manifeste à travers l’articulation des récits et des images sur un même territoire (le Boulevard d’Ypres, l’entrepôt du grossiste) qui voit ses frontières géographiques et temporelles symboliquement éclatées vers un au-delà de Bruxelles et de la Belgique. La notion d’exil prend alors toute sa dimension et s’installe aussi bien dans un espace géographique visible et présent – celui des demandeurs d’asile, des immigrés, des marginaux, des expatriés installés au cœur du Boulevard d’Ypres – que dans un espace mental invisible et passé incarné dans la présentation orale de chaque récit. En filigrane, le film pose la question de l’identité : non seulement celle des individus qui habitent la rue, confrontés à la tension entre leur identité nationale et celle du pays d’accueil, mais aussi celle de la rue elle-même, personnage principal du film, vivant les transformations sociales et physiques de son territoire, suggérées par la présence d’une grue ou marquées par la désertion des grossistes issus de l’immigration et installés depuis de nombreuses années dans le quartier.

En parallèle à celle des habitants-conteurs et de la vie quotidienne de la rue, une troisième ligne narrative, celle de la présence des combattants étrangers lors de la bataille d’Ypres, résolument inscrite dans le passé, se donne à voir et à entendre par le recours aux images d’archives et aux archives sonores de prisonniers de guerre de la même époque. La destinée des soldats étrangers sur le territoire d’Ypres, en Flandres, s’articule et s’enchevêtre progressivement à celle des habitants immigrants et demandeurs d’asile du Boulevard d’Ypres ayant quitté leurs pays d’origine pour cause de guerres ou de conflits armés. L’exil vécu par ces différentes générations de personnes se conjugue à la déterritorialisation des images d’archives de leur environnement cinématographique classique. Celles-ci sont projetées sur divers supports à l’intérieur de l’entrepôt et génèrent un double mouvement : l’exil des images et celui de leur reterritorialisation, au sens propre comme au figuré, qui passe par une mise en abîme du territoire et de l’histoire d’Ypres. C’est l’Ypres de la Première Guerre Mondiale qui se révèle dans le Boulevard d’Ypres d’aujourd’hui. C’est l’exil des demandeurs d’asile du présent qui se reflète dans l’exil des soldats étrangers du passé. Enterrées par le poids de la grande Histoire, surgies littéralement des entrailles du passé, les images d’archives projetées sur les murs et au sol évoquent les fantômes de l’histoire qui hantent la mémoire inconsciente des générations suivantes. Agissant comme des images « cristal »[3] qui contiennent à la fois le présent et le passé, ces images autorisent la reconstitution de la mémoire et provoquent une réflexion sur les liens que le passé entretient avec le présent. A mesure que le film avance, les frontières entre passé et présent, entre des géographies distinctes, deviennent de plus en plus poreuses jusqu’à ce que, à la fin du film, elles se dissipent complètement. Le passé explique le présent, parce qu’il en est l’héritage inconscient.

(fig.5)

En même temps, nous assistons à un basculement progressif entre la nature authentiquement féerique des contes et leur revers sombre, proches du cauchemar, dans lesquel les ogres de la guerre se substituent aux fins heureuses de princes et princesses enfin réunis. Tour à tour, tout le long du film, différentes personnes racontent des récits qui passent progressivement du joli conte de fées raconté par l’expatrié américain, aux contes terrifiants des immigrés et demandeurs d’asile narrant des histoires de violence politique, de guerre et de génocide survenues hors des frontières géographiques belges. L’écart entre les fées et les ogres, entre le merveilleux et le terrifiant, se manifeste dans la dissonance que provoque le récit de l’homme, dont on n’entend que la voix, relatant son expérience du génocide alors que se déploie sous les yeux du spectateur un magnifique panoramique circulaire sur Bruxelles. Le décalage entre le ronronnement d’une ville en paix et l’exposé verbal des atrocités provoquées par les violences et les conflits dans le pays natal, produit un effet provocateur qui questionne l’actualité et ses causes ainsi que la perception de la mosaïque sociale dans laquelle s’inscrit le spectateur lui-même. (fig.5). La transgression se manifeste par la contradiction que produit l’association de l’image et de la parole, l’une étant pratiquement le reflet en négatif de l’autre.

(fig.6)

Cette séquence, qui arrive au milieu du film, est suivie par celle de l’enfant qui, en maître et seigneur de ses histoires et ses personnages, se met à compter les chats, les monstres et les chevaux qui peuplent son imaginaire. Ces derniers, chevauchés par les soldats étrangers dans l’Ypres de la Première Guerre Mondiale, surgissent, telles des illusions, sur les cartons de l’entrepôt (fig.6) et annoncent l’entrée du reste du film dans le territoire flou où fiction et réalité se confondent. Les histoires du cordonnier qui répare les chaussures pour faire plaisir à d’autres s’ancrent dans un réalisme dont les teintes magiques, voire féeriques, s’étendent à l’histoire de la rencontre entre un demandeur d’asile et une voisine contée par le grutier. Les images de la séquence « flottent » grâce au mouvement ascendant et descendant qui suggère la descente poétique des chaussures suspendues au ciel du Boulevard d’Ypres. Élément emblématique du conte de fées, elles rappellent les fonctions universelles de celui-ci et confirment, par la même occasion, le passage du film de la réalité fictionnalisée à une sorte de fiction historique de la réalité.

(fig.7)

Les dernières séquences consacrent l’hybridité du film en assimilant les images d’archives aux images documentaires. A ces images sont associés les récits des habitants qui ne permettent pas de distinguer la part qui revient au présent et celle qui explique le passé. Une main se pose sur un mur où la projection des soldats cavaliers de la Première Guerre mondiale cède progressivement à celle du reflet des habitants-conteurs de la rue. De l’autre côté du reflet, une autre main porte en son creux la réflexion de sa propre histoire (fig.7). L’entrepôt, devenu corps, raconte les fragments de son passé sédimenté et finit par être une extension inversée du temps, à l’instar d’Alice de l’autre côté du miroir. La réalisatrice éclate la frontière du mur de l’entrepôt en y projetant un paysage d’Ypres dévasté par la guerre, s’étendant à perte de vue (fig.8). Lorsque les soldats s’en vont , il ne reste plus que le roucoulement des pigeons du Boulevard d’Ypres, tel un murmure qui rappelle au creux de l’oreille du spectateur que nul n’est à l’abri du retour du refoulé.

En narrant sa propre désaffection tout en exhumant ses anciennes blessures pour tenter de réparer le présent, l’entrepôt se transforme en territoire de la mémoire collective d’un passé presque oublié, tenaillé entre l’écart des frontières géographiques et celui des frontières temporelles. Cohérent avec l’esprit et les objectifs du Centre Vidéo de Bruxelles (CVB/VIDEP) qui l’a coproduit, Boulevard d’Ypres aborde des problématiques sociales et politiques inscrites dans l’actualité locale bruxelloise, mais qui dépassent largement ses frontières. Son contenu se marie avec intelligence et finesse à des choix esthétiques et à une démarche artistique originale qui combine le réalisme magique et la transgression. L’hybridité du dispositif et sa cohérence narrative se mettent au service d’une sensibilité sociale et philosophique qui creuse dans les profondeurs de l’Histoire afin de mettre à nu ses extensions dans l’actualité. Le pouvoir transformateur du cinéma passe aussi par un regard singulier sur le monde, capable de sortir le spectateur de ses certitudes et de le pousser à questionner les apparences de la réalité.

(fig.8)

[1]    Termes empruntés à Gilles Deleuze. L'image-temps. Les Éditions de Minuit, 1985.

[2]   Voir le conte « Le pigeon et la colombe » de Marie-Catherine d'Aulnoy (1650-1705).

[3]   Selon les termes de Gilles Deleuze pour évoquer la présence du passé et du présent dans une même image.