Chap 21

Mise en boîte « à la belge »

par Maxime Luypaert

Le sujet de La Boîte à tartines, film documentaire de 52 minutes réalisé en 2007 par Floriane Devigne, est simple : se pencher sur un objet du quotidien pour une bonne partie de la population belge, la boîte à tartines. Cependant, bien qu’au premier abord cet ustensile puisse sembler anodin, voire inintéressant, la réalisatrice l’utilise en vue d’ouvrir sa réflexion, transformant cet objet en un « analyseur ludique d’une société d’Europe du nord », à savoir la Belgique.

Floriane Devigne est née en Suisse, de deux parents français. Comme le pays ne reconnaît pas le droit de sol, mais bien le droit de sang, elle conservera la nationalité française. Passant sa jeunesse et les premières années de son éducation en Suisse, elle arrive ensuite en Belgique et, plus tard, entame des études de comédienne à l’INSAS. Après ses études et quelques rôles dans des courts-métrages et au théâtre, la jeune artiste n’est pas satisfaite et ressent un besoin d’aller plus loin pour communiquer et s’exprimer artistiquement[1]. C’est pour cette raison que Floriane Devigne commence à écrire des projets de films et de pièces. Alors qu’elle vit à Bruxelles avec son compagnon, qui a déjà des enfants, une chose la frappe : « je ne comprenais pas très bien pourquoi ses enfants emportaient et mangeaient des tartines le midi, parfois des pains au chocolat, etc. »[2]. C’est ici que naît l’idée de la boîte à tartines, et qu’à travers cet objet il est possible de raconter et de réfléchir sur un mode de vie et un rapport spécifique au travail. Floriane Devigne écrit alors un premier texte qui, au bout d’une année, ressemble à un dossier d’enquête.

Avec ce dossier, la future réalisatrice réussit à entrer dans l’atelier de scénario proposé par la FEMIS, l’école française nationale supérieure des métiers de l’image et du son. Au travers de cette formation d’un an, Floriane Devigne améliore non seulement son projet, mais développe également une culture du cinéma documentaire, tout en prenant conscience du potentiel de son sujet qui lui paraissait jusqu’alors saugrenu. Cette année de formation terminée, l’artiste compose un dossier de production avec lequel elle va tenter de trouver des producteurs en Belgique. Après beaucoup de demandes sans résultat, elle se tourne vers le Centre National du Cinéma et de l’image animée (CNC) qui lui attribue une aide à l’écriture. Cette aide lui permet non seulement de peaufiner son dossier mais également de lui trouver un producteur français, puisque l’aide à l’écriture du CNC comprend une aide au développement bénéfique aux producteurs. Ce producteur est la boîte des Productions de l’Œil Sauvage, dont Frédéric Féraud est le directeur de production et Bernard Bloch le producteur délégué. Avec eux, elle réécrit son texte et commence les repérages.

Après avoir procédé à quelques modifications de son dossier, elle repart rechercher des financements en Belgique. Willy Perlesztejn, des Films de la Mémoire, rejoint le projet en tant que directeur de production. Grâce à ce soutien, la réalisatrice peut finalement bénéficier de l’aide du Wallonie Image Production (abrégé en WIP), représenté alors par Christine Pireaux. Ce choix convient parfaitement à la réalisatrice, puisque cet atelier d’accueil poursuit la « mouvance très participative, très post-68, autour des frères Dardenne et de Thierry Michel »[3], et cofinance en première ligne des documentaires se revendiquant comme « subjectifs ». Il y a clairement dans leurs productions un point de vue d’auteur qui place la production audiovisuelle à hauteur humaine, poussant alors la réflexion un peu plus loin que la simple information, s’opposant ainsi au reportage. Ce que proposait précisément Floriane Devigne avec son projet. C’est ensuite le Centre du Cinéma et de l’Audiovisuel de la Communauté française de Belgique qui ajoute sa pierre à l’édifice.

Consécutivement à ces aides en Belgique, La Boîte à tartines (dont le titre à ce stade du projet est En boîte) reçoit le soutien de deux télévisions locales françaises : Images Plus et ASTV (qui ne sont pas encore à cette époque des chaînes télévisées). Ces dernières permettent de débloquer deux aides supplémentaires du CNC : le COSIP, une aide à la production, et le PROCIREP, une aide à la perception et la répartition des droits d’auteurs et des droits voisins. Forte de ces soutiens, la réalisatrice commence le tournage de son film.

La Boîte à tartines, Floriane Devigne (2007) – (fig.1)

La Boîte à tartines reçoit donc des aides financières, à la fois françaises et belges, et un réseau de distribution assez important, malgré l’absence de grands partenaires télévisés parmi les coproducteurs. Le film va alors pouvoir tourner dans toute l’Europe (France, Belgique, Suisse, Portugal, Pologne, etc.) et concourir sur un grand nombre de festivals. Plusieurs prix lui seront accordés, notamment le Prix du Premier film professionnel au festival Traces de Vies de Clermont-Ferrand, l’Etoile de la SCAM à Paris ou encore le Prix de la SACD au Festival International du Film Indépendant de Bruxelles.

(fig.2)

(fig.3)

Puisant son inspiration dans les cinémas documentaires belges et internationaux, Floriane Devigne mélange les influences et les citations pour élargir son propos subjectif vers une réflexion ethnologique. La réalisatrice ouvre tout d’abord son film sur la création, par des machines, d’une boîte à tartines en plastique (fig. 1). Puis elle enchaîne, tout en gardant le son devenu off des machines, avec une citation écrite de Karl Marx (fig. 2), des extraits de Misère au borinage (Henri Storck et Joris Ivens, 1933) (fig. 3) et finalement un plan d’une boîte à tartines, achevée et ayant déjà été utilisée. Cette séquence représente symboliquement le point de départ du questionnement de l’artiste, la genèse de son analyse, tout en associant déjà l’objet à un représentant spécifique de la population : l’ouvrier. Il y a, en plus de cette identification au prolétariat, l’idée de fragmentation puisque s’opposent ici deux classes sociales : le prolétariat marxiste face aux autorités capitalistes.

(fig.4)

Cette boîte, maintenant dotée d’un poids symbolique grâce à l’association d’images, sert tout au long du documentaire à identifier les personnes, tout en déployant une fragmentation au sein de la population et des communautés. Ceci permet alors à Floriane Devigne de révéler une évolution rattachée à cette habitude sociale, qui met également en avant un changement dans les rapports au travail. En plus d’une méthode par association d’images, les échelles de plans jouent aussi un rôle dans l’identification et la fragmentation.

(fig.5)

La séquence dans la cantine de l’école de quartier en est un bon exemple. Ici, la réalisatrice coupe la séquence en deux et crée, avec un même procédé cinématographique, des effets différents. La première partie met en images des enfants ravis de manger des tartines alors que la deuxième développe plutôt des mangeurs moins heureux. En effet, dans un premier temps, des plans larges sont utilisés pour montrer qu’il n’y a que des boîtes à tartines dans la cantine (fig. 4) et des plans rapprochés illustrent la voracité des enfants dévorant leurs pauvres et délicieuses tranches de pain (fig. 5). Après un discours de la maîtresse expliquant que le choix des tartines est en fait lié à un souci économique, les plans larges font cette fois apparaitre les quelques plats chauds et les plans rapprochés illustrent des enfants qui pleurent en mangeant des tartines (fig. 6). Ainsi pour une même échelle de plans, deux identifications différentes peuvent se faire : il s’agit d’abord d’identifier et de rassembler les enfants en une unité, ensuite, de fragmenter ces derniers, pour faire ressortir une nouvelle dimension, celle des disparités socio-économiques qu’induisent ces boîtes.

(fig.6)

Ancrant son propos dans les réalités territoriales belges, Floriane Devigne transmet, au travers des paysages qu’elle capture, plus qu’un simple relevé photographique. Paysages et traces du passé ouvrier belge servent en fait trois fonctions principales. La première est celle de lier le passé au présent par le souvenir. Cela se remarque fortement dans la séquence où la réalisatrice traverse une zone industrielle, dont les usines filmées sont abandonnées, et rejoint le plus grand terril de Belgique (fig. 7). Effectivement, les décors agissent ici comme des preuves du passé minier belge. Ainsi, lorsque ces mines abandonnées apparaissent ou lorsque ce gigantesque terril noir surgit, le passé revient et se lie au présent.

(fig.7)

Dans un deuxième temps, ces décors font avancer la narration. Ils déclenchent le témoignage des intervenants ainsi que la voix off. Le terril illustre, encore une fois, parfaitement cette fonction. Après l’apparition du monstre de terre dans l’image, la voix off commence son discours sur les terrils, les présentant comme « des sortes de montagnes sorties de terre par le travail des hommes ». C’est ensuite le discours, d’abord en voix off puis en voix in, d’un garde forestier sur ce mastodonte de terre qui démarre le portrait-séquence suivant (fig. 8). D’ailleurs, ce garde décrit lui-même cet élément comme « un témoignage de notre passé, c’est véritablement la représentation de notre patrimoine historique, c’est l’âme du pays noir », signe d’un présent encore fortement attaché à son histoire.

(fig.8)

Enfin, les paysages déploient une ouverture permettant la contemplation et des moments de questionnement, qui sont, à chaque fois, accompagnés musicalement. La scène de l’autoroute, vers la fin du documentaire, le montre bien. Le personnage qu’incarne Floriane Devigne dans son documentaire, une sorte de personnage-décor qui déclenche les conversations et les réflexions de la voix off, se trouve sur un pont au-dessus d’une grand-route. Les plans de paysage montrant des camions partant au loin, et dont ce personnage-décor est une partie intégrante, ouvrent le champ des possibles en s’assimilant au texte de la voix off : « et si elle [la boîte à tartines] a été triée et recyclée, elle reviendra un jour sous une autre forme, dans une boîte protégée par d’autres boîtes dans un camion, un bateau ou un train pour participer à la guerre quotidienne du marché ».

La boîte à tartines s’affirme ainsi comme un documentaire réalisé par une française, née en Suisse, sur un sujet belgo-belge. Pour démontrer cette singularité, Floriane Devigne se rend à la frontière franco-belge pour demander à différentes personnes s’ils savent ce qu’est cette boîte qu’elle leur tend. Les personnes du côté français ne savent pas répondre, alors que du côté belge, la réponse est rapide et juste. Ceci montre que la coutume culinaire ne voyage pas en dehors de son territoire.

(fig.9)

Pour matérialiser cette différence franco-belge, Floriane Devigne met en place un plan d’ensemble dans lequel elle traverse la route allant de la France à la Belgique, ce qui agit d’ailleurs comme une certaine mise en abyme de son histoire personnelle. Même si les deux frontières sont ici unies dans un même plan, la ligne blanche de la route, située parfaitement au milieu du cadre, permet d’agir comme la trace symbolique d’un ciseau découpant l’espace en deux entités distinctes (fig.9). Deuxièmement, elle utilise deux plans montrant chacun une cabine téléphonique et un panneau de circulation respectivement français puis belges. Si d’un premier coup d’œil cela semble anodin, il est important de remarquer que la transition séparant ces deux plans joue sur la symétrie des images. Ainsi la cabine et le panneau de signalisation français apparaissent à droite du cadre (fig. 10) alors que leurs homologues belges se retrouvent à gauche du cadre (fig. 11). Ceci a pour effet de montrer que malgré les similitudes entre les pays, les choses sont, quand on y regarde de plus près, différentes. Passage d’un bord à l’autre, pour une réalisatrice nomade.

(fig.10)

(fig.11)

Film à multiples facettes, La Boîte à tartines de Floriane Devigne permet de prendre conscience qu’il est possible de partir d’un objet anodin et d’arriver à en faire un panoramique subtil de l’évolution d’une coutume d’un pays. La réalisatrice parvient donc, avec cette simple boîte, à développer des sujets importants, comme le passé minier de la Belgique par exemple. Et surtout, elle y arrive en mettant en place, par son esthétique, ses textes et ses intervenants, à la fois une touche d’humour mais également une sensibilité touchante. De plus, connaitre un peu mieux l’histoire de l’auteure, notamment sa naissance à l’étranger et son éducation dans différents pays, permet de prendre conscience de la profondeur du film. Amenant ainsi de manière discrète et légère des thèmes allant des disparités socio-économiques à la notion d’exil et d’identité, Floriane Devigne réalise un film qui sonne juste, tout en restant simple.

Franco-belge saupoudrée d’une petite origine suisse et traitant d’un sujet bien de chez nous, La boîte à tartines démontre que le cinéma documentaire belge reste d’actualité, lorsqu’on prend la peine de s’y intéresser. Vous en reprendrez bien une bouchée ?

[1]  Entretien Skype avec Floriane Devigne, 4 mai 2016.

[2]  Idem.

[3]  Entretien téléphonique avec Pierre Duculot, Secrétaire général du Wallonie Image Production, 9 mai 2016.