Chap 19

Les six faces du Créahm

par Ferdinand Bouillard, comité de programmation du Ptit Ciné pour les 40 ans du Cinéma en atelier

Ha Bi Ba est un court-métrage réalisé en 2006 par Mathieu Labaye, Dominique Van Heck et Patrick Marczewski. Documentaire hybride, il pénètre dans les ateliers du Créahm, une association liégeoise « dont l’objectif est de révéler et de déployer des formes d’art produites par des personnes handicapées mentales ». Le film mélange à la fois portraits d’artistes et expérimentations cinématographiques. Il endosse pleinement le rôle de documentaire, mais en redéfinit les contours par les libertés qu’il entreprend.

Ha Bi Ba, Mathieu Labaye, Dominique Van Heck et Patrick Marczewski (2006)

Parmi les nombreuses productions de Caméra Etc, le handicap ressort comme étant une thématique majeure de l’atelier. En effet, le sujet de la différence mentale ou physique a été abordé par différents auteurs, offrant ainsi une multitude de positionnements. Max entre ciel et terre, produit par les ateliers en 2003, a été réalisé par une classe d’enfants. L’animation montre, par une métaphore délicieuse, les problèmes d’intégration auxquels fait face Max, un garçon qui vît à l’envers, les pieds au plafond. En 2008, Mathieu Labaye, l’un des auteurs de Ha Bi Ba, réalisait Orgesticulanismus, un film d’animation se présentant comme un voyage sensoriel dans l’esprit d’un homme paralysé. Caméra Etc semble accorder une réelle importance à l’ouverture d’un large panel de regards, documentaires ou non, sur la différence. C’est une façon d’informer, mais aussi de faire mesurer au spectateur les difficultés de la vie lorsqu’elle est accompagnée de stigmates. Ha Bi Ba, quant à lui, endosse véritablement le rôle de documentaire dans la mesure où il tend à renseigner le spectateur sur ce qu’est le Créahm, il nous fait connaître ses activités et ses valeurs.

Le film prend la forme d’une collection de portraits d’artistes handicapés mentaux. Un dé traverse l’écran, les numéros qu’il indique correspondent au découpage du film. Il y a six faces sur un dé, nous aurons donc six portraits d’une durée d’environ deux minutes. Chaque artiste est filmé seul pendant qu’il créé une œuvre, de son commencement à son aboutissement, se traduisant par une attention particulière à montrer les mains, crayonnant, sculptant, les doigts caressant la feuille marquée par la craie.

Cette approche un peu formelle est vite contrebalancée par la tournure expérimentale du film. En effet, contrairement aux documentaires « classiques », aucun des portraits ne laisse place à la parole. Ha Bi Ba cherche à faire connaître l’artiste et son œuvre uniquement au travers de son processus de création. Cette absence de témoignage ne positionne pas la focalisation du film vers une subjectivisation du handicap, ce n’est pas son propos. Le documentaire cherche plutôt à éviter la parole pour montrer que le langage mis en place par le Créahm est véritablement celui de la création artistique. Il rend évident que le langage de l’artiste, handicapé ou non, est davantage caractérisé par le corps que par la parole, il tend à mettre en valeur le côté universel de l’art : si la langue nous sépare, le geste, lui, est ce qui nous réunit, car il représente un langage absolu, universel. Ainsi, Ha Bi Ba met en scène l’œuvre sans la commenter, ni l’expliquer.

C’est donc par leurs œuvres artistiques que les individus sont définis dans le film. C’est ce qu’ils fabriquent de leurs mains qui alimente leurs portraits. Si l’on reprend l’histoire du documentaire, le portrait représente l’une des thématiques originelles du genre. Il est d’ailleurs frappant de constater qu’il existe une similitude entre les travaux d’August Sander et Ha Bi Ba dans la façon de mettre les individus en scène. Si le photographe allemand faisait l’inventaire des métiers du vingtième siècle en faisant poser ses personnages dans leur milieu, ici, les artistes figurent toujours à proximité de leurs créations et dans le cadre de leur atelier créatif, comme s’ils y étaient intimement liés.

Par ailleurs, le concept de portrait est démultiplié. Il y a le portrait que les documentaristes font des différents artistes, par la caméra, mais il y a aussi le portrait au sein même de leurs créations. La plupart d’entre eux actionnent leurs travaux autour de l’autoportrait, démultipliant les représentations de soi : Anny Servais, par exemple, assemble sur une toile des photographies d’elle-même qui s’animent peu à peu ; Luc Eyen, quant à lui, déambule avec sa sculpture animalière dans une esthétique proche des films muets. L’œuvre définit l’artiste et l’artiste se définit dans son œuvre. Un jeu de focalisations s’installe donc, et semble pouvoir s’entendre à l’infini. D’une part, l’artiste se définit chez le spectateur au travers du regard des réalisateurs, mais plus encore, l’artiste se définit lui-même d’après son propre regard, celui qu’il porte sur lui-même.

La superposition est au centre de Ha Bi Ba, tant d’un point de vue de sa narration qu’au niveau de sa forme. Le film mélange les étapes créatives, il montre le commencement de l’objet artistique, son développement, ses transformations, si bien qu’il est impossible de discerner l’objet artistique définitif. Tous les travaux semblent pouvoir se prolonger à l’infini comme s’ils étaient en constante réinvention. Le message que nous délivre le film, c’est qu’une œuvre existe dès lors qu’elle est entreprise, le « work in progress » fait partie intégrante de la démarche, alors qu’il est souvent ignoré. Le cinéma est nécessaire pour immortaliser les étapes successives qui constituent l’œuvre, sans lui, nous ne verrions que le travail achevé, au mieux accroché sur le mur d’un musée. Henri-Georges Clouzot avait déjà observé ce phénomène en 1955 dans Le Mystère Picasso en filmant les étapes intermédiaires de l’élaboration des tableaux dudit peintre. Ha Bi Ba aussi offre une visibilité sur une autre temporalité, et apporte le mouvement à des œuvres figées.

En termes de forme cinématographique, Ha Bi Ba s’amuse à superposer différentes images et des techniques variées. Son esthétique passe par des captations réelles, du stop-motion, de l’animation, de la pixilation, du montage rapide, des surimpressions, du ralenti (voire des images fixes). Tous ces procédés techniques amusants permettent de prolonger l’œuvre dans une dimension nouvelle, car au tableau s’ajoute le pouvoir du cinéma. Ainsi, Alain Meert est filmé en jouant de l’accordéon, puis il se dessine avec l’instrument et les différentes images s’associent. La matière se mêle aux œuvres pour former un ensemble harmonieux et plein de vitalité. Tout ceci est presque magique, à l’image du curseur qui circule sur les petits dessins de Nicole Daiwaille, les faisant vibrer au rythme des maracas.

Au visuel s’ajoute la dimension auditive. Si la bande son ne fait pas intervenir la parole, elle s’applique en revanche à attribuer à chaque individu un thème musical, en concordance avec sa personnalité. Ainsi, la musique (composée par Mathieu Labaye) qui accompagne la création artistique de Michel Pétiniot est douce, calme, à l’image des petits personnages qu’il dessine au stylo, tandis que la musique frénétique qui rythme le travail d’Anny Servais correspond totalement à son processus de création, proche de la pulsion, pendant qu’une voix féminine répète « Ha Bi Ba », comme s’il s’agissait d’une incantation.

Le visuel et le sonore se mélangent pour aboutir progressivement à une véritable synesthésie qui agît sur notre corps. Si l’ouverture du film est proche du réel, le film s’en détache au fur et à mesure pour prendre des dimensions kaléidoscopiques. Nos sensations se mélangent et nous font vibrer au rythme du montage, on pénètre véritablement dans les images. Ce film est un vertige, une plongée dans un monde composé de couleurs frémissantes et de courbes subtiles.

En cela, Ha Bi Ba est un documentaire expérimental, et sa thématique est bien plus celle du film sur l’art que sur le handicap. À la fois œuvre et portrait, il laisse une trace de ces artistes et de leurs travaux hauts en couleur, il apporte une visibilité à des individus qui sont souvent tenus à l’écart des musées d’art contemporain. Sa dimension extraordinaire est en concordance avec la pratique artistique des gens qu’il filme, des individus qui ne sont conditionnés par aucune restriction. Son dépassement des codes classiques du documentaire est en adéquation avec leur travail qui n’est calqué sur aucun modèle.

Ha Bi Ba permet également de valoriser le projet que représente le Créahm, et apporte une visibilité aux nombreuses initiatives que l’association a entreprises pour mettre en place ce rayonnement artistique atypique. Il contribue aussi à donner une définition à ce que l’on serait tenté de qualifier d’« art brut », tel que l’inventeur de ce terme, Jean Dubuffet l’a défini : « Nous entendons par là des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture »[1]. Mais le Créahm s’en défend, « au contraire, les ateliers du Créahm rendent possibles des formes de création nouvelles qui entrent d’emblée en résonnance avec l’ensemble du champ artistique. Ces formes de création se situent aux marges des modèles institués, certes, mais dans la perspective pleinement assumée d’une médiation »[2], une médiation rendue notamment possible grâce aux prolongements artistiques proposés par Ha Bi Ba.

[1] Dubuffet, Jean. L’Art brut préféré aux arts culturels. Paris: Galerie René Drouin, 1949.

[2] « Le Créham — Présentation ». creham.be. Consulté le 14 décembre 2016. http://www.creahm.be/fr/le-creahm-2&presentation_43.html#.WHN4lrbhCV4.