Chap 09

Atelier de Production de la Cambre, Vertus et grandeur de micro-univers égoïstes

par Muriel Andrin, ULB, octobre 2017

« Le minuscule, porte étroite s’il en est, ouvre un monde. Le détail d’une chose peut être le signe d’un monde nouveau, d’un monde qui, comme tous les mondes, contient les attributs de la grandeur.»[1] Cette phrase tirée de La poétique de l’espace de Gaston Bachelard en 1957, résonne en écho à celle de John Mack qui décrit, près de 50 ans plus tard dans The Art of Small Things, l’objet minuscule comme une« exagération concomitante du contenu ».[2] Les formes ‘miniatures’ des courts métrages d’animation proposées par l’atelier de production de La Cambre (résumé du titre plus complet d’Atelier de Cinématographique Expérimentale d’Animation de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Visuels de la Cambre – ENSAV), nourries par une esthétique toute personnelle et un imaginaire singulier, s’inscrivent indéniablement dans cette idée de grandeur dans le minuscule, ou plus exactement dans les formats courts.

Les arbres naissent sous terre, Manon et Sarah Brûlé, 2010

Imposée par la forme qui requiert un investissement considérable en comparaison de tout système de captation réelle, le ‘minuscule’ ne concerne bien entendu que la durée de ces films produits à l’atelier de La Cambre. La spécificité de chaque univers, esthétique et narratif, tient quant à elle d’un travail extrêmement minutieux, rigoureux, d’une construction dont les bases sont à trouver tout à la fois dans les renvois aux maîtres et à l’Histoire de l’animation, mais aussi (et surtout) dans la philosophie de l’école et de l’atelier qui occupe une place essentielle dans la production animée en Belgique. Si l’animation industrielle a fait partie du paysage belge à des périodes spécifiques (comme avec le studio Belvision à Bruxelles fondé par Raymond Leblanc ou le studio TVA, Télévision-Animation qui ont engendré les aventures de Tintin, Astérix ou encore des Schtroumpfs), l’Atelier de Production de La Cambre se situe dans une autre lignée, héritage d’un artisanat artistique et d’œuvres d’auteurs, d’esprits libres qui ont jalonné cette histoire spécifique.[3] Parmi eux, Raoul Servais et ses opus emblématiques, de Chromophobia (1966) à Harpya (1979), toujours traversés par des préoccupations plastiques mais aussi (et surtout) politiques ; le trublion Jean-Paul Walravens
(alias Picha) aux longs métrages transgressifs voire explosifs, comme La Honte de la jungle ou Big Bang (1987), qui mettent à mal les récits légendaires et les figures emblématiques de notre société; ou encore l’humour à la fois paradoxalement léger, iconoclaste et corrosif d’une Nicole Van Goethem et de ses Cariatides de Een Griekse Tragedie (1985) pour n’en citer que quelques uns. Car bien d’autres figures illustrent bien entendu cette animation à la belge, mais aussi d’autres structures, ateliers ou écoles; Graphoui et Camera-etc, (ateliers de productions) ainsi que le KASK à Gand,ou encore l’ERG, l’Institut Saint-Luc de Bruxelles.

Sans traverser toute l’histoire de l’école (d’autres, comme Philippe Moins ou Doris Cleven, l’ont déjà fait avant nous)[4], quelques balises semblent nécessaires pour comprendre la singularité de son atelier de production. Si l’école a été inaugurée par Henri Van de Velde en 1926 en suivant les principes du Bauhaus (confrontant théorie et pratique pour stimuler la créativité), c’est près de 30 ans plus tard que le cinéaste Luc Haesaerts y crée un cours de cinéma documentaire expérimental ainsi que l’Institut du Cinéma. A la création de l’INSAS en 1962, l’Institut voit apparaître une concurrence qui impose de reconsidérer l’état des choses et de la formation. Robert Wolski, cinéaste et ancien étudiant de La Cambre, transforme dès lors l’Institut du Cinéma en Atelier de Cinématographie Expérimentale d’Animation dont il devient le responsable, épaulé par Gaston Roch, lui aussi ancien étudiant, et auteur d’un court métrage d’animation, Vérité. Un des premiers élèves de Wolski et de Roch est Guy Pirotte qui entre à l’Ecole en 1964, sort en 1969 pour devenir quelques années plus tard enseignant.

Cases ou je ne suis pas un monstre, Hannah Letaïf, 2011

En regard des ateliers créés par l’IAD et l’INSAS et sur l’esprit des idées de 1968, Guy Pirotte crée et rédige les statuts de l’Atelier de Production de La Cambre en 1981. L’atelier de production permet une autonomie financière mais aussi géographique vis-à-vis des autres formations artistiques enseignées ; l’atelier s’éloigne ainsi de l’abbaye et emménage sur le site de l’Hôtel Van de Velde, avenue Franklin Roosevelt. Comme le souligne Alain Lorfèvre dans un article consacré à l’école et à son atelier de production, l’Atelier offre un soutien financier aux étudiants « leur permettant de structurer la production de leurs travaux d’études et d’avoir accès à la promotion, à la diffusion et à la distribution. Pour chacun de leurs projets, les étudiants doivent remettre un story-board minuté. En fonction de la technique choisie, l’équipe enseignante établit avec eux un budget précis. Chaque étudiant reçoit le matériel idoine (cellulos, gouache, plasticine,…) financé grâce au soutien de la Communauté française de Belgique ».[5] L’Atelier permet aussi de générer un travail collectif ; Doris Cleven explique que« le fonctionnement de l’atelier implique en effet un travail en équipe constant. Les génériques des films le révèlent : en plus d’être réalisateurs de leurs propres films, les étudiants deviennent tout à tour décorateurs, coloristes, monteur du film des autres ».[6] La fin des années 1980 et les années 1990 verront se développer une génération de cinéastes emblématiques, de plus en plus visibles au niveau national et international, ce qui demande une prise en charge accrue de la diffusion et de la promotion. Bénéficiant de l’infrastructure de production qui les confronte à la professionnalisation et de l’enseignement des anciens (Roch enseigne toujours, même si Wolski se fait plus rare), les étudiant.e.s découvrent également de nouvelles technologies qui vont transformer leur pratique de l’animation. Les années 2000 seront en effet celles d’un passage emblématique et fondamental des supports physiques aux systèmes digitaux ; durant l’année académique 2002-2003, les budgets habituellement utilisés pour de la pellicule, avec l’accord de la Communauté française, iront à l’achat d’ordinateurs et de nouveau matériel..[7]

Là où d’autres ateliers de production d’école laissent leur empreinte sur les films au travers de leurs enseignants et de leurs enseignements, celui de La Cambre semble répondre à d’autres impératifs. Alain Lorfèvre revient sur la création de l’Atelier au sein de l’Ecole, mais aussi sur ses spécificités liées à la fois au support de l’animation et à la pédagogie de l’école.[8] Il énonce et reprend ainsi la philosophie de l’Atelier prônée par Robert Wolski : « Nous mettons cinq ans à former de parfaits autodidactes ». Guy Pirotte reprend cette idée et explique encore que« Robert et Gaston (Roch) cherchaient à confronter leurs étudiants à leur propre expérience. Le principe était de les amener à découvrir eux-mêmes leur style et leur technique. On les a toujours laissés un peu libres. Nous voulions les laisser à leur propre réflexion ».[9] Si cette vision peut sembler pour le moins schématique, elle rencontre encore une certaine actualité et cache en réalité une volonté d’accorder aux étudiants la latitude nécessaire pour construire leurs univers visuels personnels et « tirer au mieux parti de ses possibilités créatives ».[10]

Dans la joie et la bonne humeur, Jeanne Boukraa, 2014

Outre ces quelques balises pour poser le contexte dans lequel les étudiant.e.s ont porté leurs films, il est bien évidemment impossible de déambuler, dans un seul article, au travers des œuvres et de l’ensemble des personnalités qui ont habité cette Histoire et qui l’ont construite. Par ailleurs, d’autres s’en sont déjà chargés, mettant en lumière le travail de Guionne Leroy, Kim Keukeleire, Benoît Feroumont, ou encore Stéphane Aubier et Vincent Patar. D’où le fait de vouloir se pencher plus précisément sur les dix dernières années, sur la dernière génération formée au sein de l’école et dont les œuvres ont été produites au sein de l’atelier. Vincent Gilot, chef de l’atelier à l’heure actuelle, dans une formule tranchante et terriblement juste, souligne le caractère atypique d’œuvres qui ne présentent, d’après lui, pas de caractéristiques communes : les films de l’atelier sont« des films très égoïstes, faits uniquement pour le plaisir de chaque auteur ».[11] Egoïstes, peut-être. Mais aussi autonomes, uniques et expérimentant toutes les techniques d’animation. Profondément marquées, pour les plus réussies, par la singularité de leurs personnalités, de leur histoire personnelle, de leurs influences, on y lit l’impossibilité de s’approprier le monde d’un autre mais aussi la vérité d’une forme animée qui leur appartient. C’est probablement dans cet atelier (comme chez Camera-etc et Zorobabel) que s’articule le rapport au monde le plus riche et le plus complexe car il dépend de la diversité des étudiants, de la sensibilité et du caractère unique de leur esthétique. De ces microcosmes, ces micro-univers qui nous parlent, non pas directement de l’état du monde comme dans d’autres ateliers d’école, mais bien de l’état d’univers internes, éminemment personnels, difficile, voire impossible, de formuler, d’articuler un fil conducteur. Mais des lignes peuvent pourtant se dessiner, trajectoires qui renvoient tout à la fois à des préoccupations communes et contemporaines liées à la pratique artistique et à l’école (le rapport très concret et esthétique entre réel et imaginaire ; l’approche pluridisciplinaire), mais aussi à un héritage de questions qui hantent le genre et la pratique de l’animation depuis ses origines (la représentation de l’irreprésentabilité, le pouvoir de la métamorphose).

Micro-dortoir, Lia Bertels, 2009

Comme dans les productions d’autres ateliers, plusieurs des films issus de l’atelier de La Cambre durant les dix dernières années investissent un rapport singulier avec la réalité. Loin de ne tenir que de la poétique imaginaire, ils prolongent, commentent, alimentent des éléments directement en lien avec le réel. Si certains frôlent parfois l’illustration (des récits, des faits, des événements), d’autres partent du réel pour mieux le reconfigurer au travers de sa sortie. Ainsi, le merveilleux Micro dortoir de Lia Bertels (2009) ancre sa narration dans l’enregistrement des voix d’enfants qui racontent leurs rêves et leurs cauchemars. De ces descriptions parfois précises, parfois vagues ou mystérieuses, naissent des ‘illustrations’ presque primitives tout aussi marquées par l’imaginaire de la réalisatrice, dans des dessins impressionnistes en noir et blanc avec quelques interludes colorés. Bien plus qu’un simple lien direct entre réel et imaginaire, l’association de l’animation et de voix appartenant au réel permet d’exploiter toutes les possibilités fantasmatiques du médium et surtout d’unir des espaces intimes – ceux des enfants et celui de la réalisatrice qui ‘traduit’ les mots et les récits, replongeant le spectateur dans ses propres expériences enfantines.

Le son, les voix (et cette fois aussi les images) en prise réelle de témoignages est également à l’origine du film de Margot Reumont, Si j’étais un homme (2012). Des jeunes femmes sont filmées et interviewées à propos des stéréotypes de genre associés aux hommes ; elles discutent ainsi, chacune à leur tour, des poncifs (la force des hommes, leur rapport aux femmes, leur côté ‘peur de rien’…), mais aussi de leurs fantasmes si elles devaient devenir des hommes, tout en réalisant que ce qu’elles proposent comme vision peut également basculer dans le cliché.
Dans ces propositions au conditionnel (« si… »), les propos et les images réelles coexistent avec l’animation qui vient progressivement s’infiltrer et se dessiner sur les plans, cristallisant les possibles dans une technique de superposition.

Si j’étais un homme, Margot Reumont, 2012

Dans Spada, bandit d’honneur de Pauline Nicoli (2014), c’est une fois de plus le témoignage (du grand-père cette fois) qui fait naître l’imaginaire animé. Plus encore, le film débute sur une archive Pathé dans laquelle nous est donnée une ‘définition’ du bandit d’honneur. En contraste avec ces images en noir et blanc, datées et marquées par leur valeur d’archive, viennent ensuite se succéder des scènes narrées par le récit, de façon assez illustrative. Ces dessins, proches de la peinture fauviste, terriblement expressifs et vivants, font voler en éclat le caractère figé de l’archive et accompagnent la fuite du bandit Spada dans les paysages corses. L’animation vient ainsi ici pallier l’absence d’autres images du récit tirées de la réalité et proposer une vision toute personnelle ancrée à la fois dans le réel et les récits colportés, alimentant la légende.

Mais la présence de prises de vues réelles ne garantit en aucun cas un rapport forcé à la réalité comme le prouve Mice on Venus de Nuno Alameda Romeiras (2011). Dans ce film très étrange, expérimental et mélancolique, articulé dans une forme proche de la poésie littéraire où le sens disparaît parfois au profit d’un travail formel assez fascinant, le réalisateur combine des prises de vues réelles et une animation très fine, parfois proche du Manga. Sur un texte de Céline (en portugais), apparaissent des images d’enfants, Alice et son lapin blanc, Alice qui se shoote et se révèle être un petit garçon ; la présence d’Alice garantit bien sûr la remise en cause de toutes les frontières (d’espace, de temps, de genre) qui sont reconsidérées, mises à mal, rendues malléables et confuses.

Spada, bandit d’honneur, Pauline Nicoli, 2014

Sans entrer dans la captation de sons ou d’images réelles, certains films ancrent les fondements de leur narration dans des conventions réalistes ; c’est le cas du très singulier et éminemment poétique Les arbres naissent sous terre de Manon et Sarah Brûlé (2010) produit par l’atelier de La Cambre avec collaboration avec l’INSAS. Dans ce récit presque muet, d’une grande maturité dans la proposition, on suit les trajectoires de plusieurs personnages (à l’aéroport, dans la voiture, dans la maison) qui vivent tous le deuil d’une même personne proche. Dans un cadre carré au départ, les dessins très fins aux contours noirs esquissent les personnages ; les transitions entre les parcours ne se font pas dans la coupe mais bien dans la continuité, chaque personnage et son environnement se métamorphosant en un autre sur le fil de sons et d’un morceau de jazz. Mais ces trajets ne sont finalement que le passage obligé pour arriver à représenter ce qui se cache derrière la porte ; la mort. Etendant l’image à la mesure du cadre, le film s’écarte dès lors progressivement du réel ; des insectes colorés sortent du gramophone pour se coller à la porte et former, dans une mosaïque vibrante de couleurs, le corps du défunt. Dans cette séquence onirique, composée de métamorphoses, de transformations visuelles que seule l’animation peut offrir en représentation, les sœurs Brûlé reviennent finalement au gramophone, au format carré et à la musique qui a accompagné le travail de deuil. On entre ici, dans cette dernière partie du film dans une question fondamentale de l’animation ; celle du représentable et de l’irreprésentable, ou comment articuler ce qui est proprement inimaginable.

En effet, si certains des films jouent sur la double possibilité d’articuler une ligne ou un point de départ réaliste pour mieux mettre en place une ouverture vers l’imaginaire, portée par la part animée, d’autres choisissent de s’engager pleinement dans la capacité de l’animation à« représenter l’irreprésentable » (ce qui n’existe pas, des animaux qui parlent, des êtres encore inconnus, des paysages qui dépassent notre conception réaliste) et cela dans les multiples sens de la formule. Dans un exercice extrême, même si typique des possibilités de métamorphoses liées à l’animation, Cases ou je ne suis pas un monstre d’Hannah Letaïf (2011) est un commentaire acerbe, tout à la fois grotesque et terriblement clairvoyant, sur les abus de notre société de consommation qui transforme les individus en monstres au travers de la répétition incessante et obsessionnelle de gestes au quotidien. Suite au texte d’une petite annonce qui décrit « Cherche hommes et femmes d’âge moyen ; bulbe d’espèce végétale pour expérimentation », l’écran est divisé en quatre cases dans lesquelles apparaissent les personnages du film ; une jeune femme assise à une table qui mange, un jeune homme qui joue au tennis, un autre devant son ordinateur ainsi qu’un couple dans une chambre. Chacun de ces personnages accomplira une même et seule action, répétée à l’infini, qui modifiera de façon radicale les identités. Dans cette mise en place implacable de la répétition et de la démesure, tout devient vite incontrôlable ; les corps se transforment jusqu’à l’excès (la jeune fille devient un amas de chairs au fur et à mesure qu’elle ingère de la nourriture, le bras du tennisman développe des muscles monstrueux, devant l’ordinateur, le jeune homme n’est plus qu’un ensemble de doigts qui courent sur le clavier de l’ordinateur…) puis jusqu’à la mort, en parallèle avec le bulbe de fleur qui grandit, en prise de vue directe et en mouvement accéléré, fleurit, puis dégénère et finit par mourir. Même si le propos, le ton et le type de dessins sont très loin de l’esthétique d’un Tex Avery, cette représentation de l’excès semble hériter des délires morphologiques de ses personnages élastiques, poussant la représentation plastique dans ses limites et ses retranchements, faisant finalement éclater les limites formelles de la représentation de corps au départ réalistes.

Deep Space, Bruno Tondeur, 2014

Dans la joie et la bonne humeur de Jeanne Boukraa (2014) prolonge cette idée de l’excès avec, une fois de plus, un point de départ lié à l’humain et à ses possibilités de démesure. Comme l’explique la voix off au début du film, le monde vit dans une course aux idées pour augmenter la longévité ; la solution à cette question semble se trouver dans les méduses, organismes spécifiques et à la durée de vie bien supérieure à celle de l’être humain. La fusion des corps humains et des méduses mène dès lors à un monde où la violence sur les corps n’est plus rédhibitoire ; quels que soient les actes posés sur ou contre l’anatomie, chacun peut redevenir entier… sauf à l’atteinte du point de non retour, où les méduses prennent le dessus dans les corps hybrides. D’une violence absurde et iconoclaste, d’une provocation constante, le film de Jeanne Boukraa hérite une fois de plus du slapstick animé d’un Avery, mais aussi peut-être plus précisément, des personnages de Bill Plympton, et confronte le spectateur aux conséquences des fantasmes humains qui l’éloignent de plus en plus de sa nature ou de son essence. Le film créant sa propre logique d’enchaînements, constamment susceptible d’être interrompue, transgressée, explosée à n’importe quel instant. Dans ces deux films (Cases et Dans la joie et la bonne humeur), l’étincelle jaillit inéluctablement du conflit entre réel et imaginaire ; le réel se soumet progressivement à l’imaginaire et à ses règles, mais il doit persister comme une ligne de fond, ne pas se laisser supplanter et rester reconnaissable pour que l’étincelle ne cesse de surgir.

Il s’agit bien ici de représenter l’irreprésentable, mais aussi ce qui ‘pourrait être’, dans un humour au vitriol, tellement cinglant qu’il en devient glaçant. D’autres choisissent des voies non moins provocantes mais sur un ton plus ludique ; c’est le cas de Bruno Tondeur et de son pétillant Deep Space (2014). Dans un dessin à l’esthétique assez naïve, vibrante et parfois brouillonne, le film suit le parcours d’un astronaute en mission pour« trouver une espèce intelligente » sur une autre planète, laissant derrière lui femme, enfant et terre. Alunissant dans un univers aux paysages et aux créatures incongrues, il s’investit dans sa tâche, traque et archive toute piste, avant de plonger dans un ennui profond et terriblement long, souligné par sa barbe qui n’arrête pas de s’allonger. Mais dans ses pérégrinations, il découvre finalement un être aux sexualités polymorphes… qui se révèle correspondre à la fameuse espèce intelligente tant recherchée. Lorsqu’il revient sur terre avec la créature, il découvre qu’en son absence, sa femme a préféré les faveurs de son général ; il ne lui reste plus qu’à vivre pleinement avec l’être indéterminé qui l’accompagne et le chérit à présent. L’irreprésentable prend ici une tournure toute spécifique ; non seulement l’animation permet de dépeindre sans aucun coût la conquête spatiale, les nouveaux paysages et les créatures inconnues ; mais elle permet aussi au réalisateur de délier son imagination très graphique de la sexualité de ces êtres, dans des scènes hilarantes où des actes probablement transgressifs prennent ici une allure toute ludique et non susceptible de tomber sous les ciseaux d’une censure bien pensante et normative.

69 secondes, Laura Nicolas, 2016

Ludique aussi et plus spécifiquement graphique, le très court projet de Laura Nicolas, 69 secondes (2016) suit les traces de l’imagination débridée de Bruno Tondeur. A l’image du temps qui renvoie au chiffre de l’année érotique chantée par Serge Gainsbourg, tout est ici condensé à l’extrême ; dans un seul et même cadre qui occupe l’écran durant toute la longueur du film, les silhouettes colorées et schématiques des deux personnages se reconfigurent, constamment en mouvement, dans toute une série de positions sexuelles. C’est à l’œil du spectateur de s’adapter pour saisir les contours des corps et des actes performés et l’on suit avec amusement, sur une petite musique et des sons guillerets qui rythment les ébats, les actions du couple qui trouvent ici une forme de représentation tout à fait inédite et qui tient du burlesque ; les personnages sont comme coincés dans une boîte dont les contours épousent le cadre du plan, obligés de se plier à cet espace restreint qui les maintient collés l’un à l’autre. La réalisatrice joue ici moins sur les limites de l’élasticité des personnages, que sur la désarticulation, la déconstruction ; le corps qui, proche de Robert Benayoun décrivant les corps slapstick chez Avery, est soumis à un effritement, à une folie qui les disloque mais toujours pour créer un nouveau sens.[12] Mais la folie reste limitée ; là où la déconstruction menait à la destruction ou la disparition pure et simple, Laura Nicolas reste ici dans les limites du cadre imposé.

Prolongeant ce paradigme de l’esthétique jusqu’à l’extrême, certains films touchent à cette déconstruction ; s’engageant dans une recherche délibérément graphique, s’éloignant de toute tentative de narration ou de représentation réaliste pour s’immerger dans le monde de formes. Uniquement rythmé par la musique et le changement des configurations qui y correspond, The World Welcomes Fame d’Alexis Burlat (2015) tient d’une maestria technique renvoyant à des expérimentations plastiques qui ont étayé l’histoire des expérimentations animées. Sans atteindre la poésie difficilement égalable d’un Oskar Fischinger ou d’un Norman Mc Laren, Burlat s’approche tout de même ce que l’on a appelé de la peinture dans le temps, l’art en mouvement, ou encore de la musique visuelle et de la peinture filmique ; il crée en réalité un fascinant entonnoir à images psychédéliques qui perd l’œil et force le spectateur à se repositionner face à l’architecture continuellement en mouvement du plan. Il n’est, en cela, pas très éloigné des Maison aux escaliers (1951) ou Montée et descente (1960) de M.C. Escher inspirés par les objets impossibles du mathématicien Roger Penrose.

The World Welcomes Fame, Alexis Burlat, 2015

Comme on le comprend au travers de ces exemples, de très nombreuses pistes s’envisagent et se configurent. Certaines s’ancrent dans la parole ou des prises de vues réelles qui structurent le récit ou lui servent de point de départ ; d’autres développent la force d’un langage visuel propre où la parole humaine n’a pas sa place, laissant le champ ouvert et libre à une poésie plastique. Car la poésie seule peut aussi servir de terreau à ces films d’animation. Le très beau Rêves de brume de Sophie Racine (2013) relate l’éloignement progressif d’un homme de son quotidien, échappant aux bruits et aux agressions de la ville pour s’aventurer dans un univers rural où il rencontre, au hasard de sa déambulation, un joueur de violoncelle. L’apposition de couleurs engendre un dessin très mouvementé, impressionniste, initiant puis rehaussant un univers de sensations où l’on ressent l’écoulement de l’eau de la rivière, le vent, le mouvement des arbres. Au-delà du visuel, c’est le tactile qui s’invite mais aussi, d’une certaine manière, le goût ou encore l’odorat.

Ces lignées, de l’ancrage dans le réel à la poésie plastique, s’illustrent également en dehors des techniques liées à l’animation dessinée ou peintes, dans celles de l’utilisation de figurines. Le film de Chloé Alliez, Toutes nuancées (déjà annoncé par l’absurde trash d’un concours de chiens hors du commun dans Oh My Dog ! en 2012) réalisé en 2015, construit un monde où le corps des personnages est fait d’interrupteurs. Une voix androgyne explique en off « J’aime les femmes », énumérant ensuite toutes les possibles raisons de cet amour. A l’écran, des saynètes apportent un éclairage à la fois loin et proche de l’illustration à ces déclarations. Mélangeant clichés et pensées progressistes, frôlant toujours l’absurde, jouant sur l’illustration puis sur des contre-points entre l’image et la voix, le film de Chloé Alliez pousse le spectateur dans ses retranchements, entre rires et grincements de dents… jusqu’au twist final, se jouant sans détour des derniers stéréotypes genrés.

Toutes nuancées, Chloé Alliez, 2015

Dans Jonas de Marie Brune de Chassey (2013), on glisse dans un univers feutré et silencieux de tissus sur une variation surprenante d’un récit poétique. Englouti sous des masses de textile, la longue et filiforme figurine en tissu du film se réveille et émerge dans un monde de textures aux teintes bleutées; il erre, poussant, écartant les monceaux de tissus, de rideaux pour découvrir les limites de cet univers qui le maintient enfermé. ‘Dehors’, une baleine s’ébat dans la mer. Jonas déchire alors la matière par inadvertance, créant une minuscule béance, trouvant ainsi un moyen inattendu pour se sauver. Mais ce faisant, il provoque le démantèlement de son propre monde. Tout se dégonfle, s’effondre, et il se retrouve dans des paysages blancs et ouateux. La fermeture éclair qui maintient sa silhouette s’ouvre et laisse d’échapper le squelette d’une baleine qui s’envole hors de lui et le laisse seul dans ce paradis blanc.

Sans avoir aucunement recours à l’artifice de la voix off, utilisant parcimonieusement la musique pour accompagner le flottement poétique, la réalisatrice nous propose, au départ de son titre, une vision minuscule et terriblement fragile de Jonas et la Baleine. Le film illustre une fois de plus le pouvoir de transformation de l’animation sur un corps hybride, inédit, tel que le décrit Dick Tomasovic dans ses écrits, mais aussi la gestion toute particulière du montage. Dick Tomasovic y voit, non pas la constitution d’un grand corps monstrueux« mais bien d’une gestion de passages, de modulations d’une image à l’autre, de transformations d’éléments inanimés, de transmutations de figures fixes, de métamorphoses permanentes de corps inertes. En ce sens, le projet du cinéma d’animation n’est peut-être pas autant celui, fantasmatique et largement rapporté par la plupart des discours qui se risquent à le décrire, du don de vie, que celui, véritablement fantasmagorique, d’animation de la mort ».[13] Car contrairement à ce que l’on croit d’abord comprendre, Jonas, au moment où son corps apparaît à notre regard dans le fouillis des tissus, ne s’éveille pas à la vie mais est déjà avalé, digéré, ingéré par la baleine ; il s’éveille à la mort et finit progressivement par accepter sa réalité, à mi-chemin entre dedans et dehors, contenant et contenu, définitivement entre deux états ou dans une transition essentielle.

Jonas, Marie-Brune de Chassey, 2013

Au travers du travail de tissage, de l’univers cousu de l’animation, le film nous immerge, corps et esprit, dans les textiles et nous invite à suivre sans détour le parcours éminemment poétique de Jonas. Dans cet univers bleu, puis blanc, ouateux à souhaits, où les sons et la musique tapissent encore seuls l’atmosphère d’une couche nuageuse, une petite méduse rouge, qui navigue devant le personnage au moment de son passage entre les deux mondes (l’intérieur et l’extérieur, le bleu et le blanc), vient titiller notre regard et créer une tension. Une étincelle, tirant ce monde microscopique vers une grandeur insoupçonnée.

1 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris : PUF, 1957, p.148.

2 John Mack, The Art of Small Things, Londres: British Museum, 2007, p.1.

3 Je reprends cette idée d’industrie et d’artisanat de l’entrée de Michel Roudevich sur l’Animation (Mouvante Belgique) dans l’Encyclopédie des cinémas de Belgique, Guy Jungblut, Patrick Leboutte et Dominique Païni (eds), Paris : Musée d’art Moderne de la ville de Paris & Editions Yellow Now, 1990, p.20.

4 Doris Cleven, “L’enseignement de l’animation” dans Image par Image : le cinéma d’animation Wallonie-Bruxelles, Bruxelles : CGRI, 2001, pp.111-125.

5 Alain Lorfèvre, “Focus sur une école: La Cambre” dans Destins animés, Patar Aubier et cie, Wallonie Bruxelles International, 2011.

6 Doris Cleven, op.cit., p.119.

7 Je tiens à vivement remercier Guy Pirotte et Vincent Gilot pour toutes les précisions qu’ils ont pu m’apporter sur l’historique de l’atelier lors d’un entretien le 9 Novembre 2016.

8 Lorfèvre, op.cit.

9 Lorfèvre, op.cit.

10 Doris Cleven, “L’enseignement de l’animation”, op.cit., p.113.

11 Dimitra Bouras, « Vincent Gilot, chef d’atelier d’animation de La Cambre » sur Cinergie, Webzine n°151, Juillet-Août 2010.

12 Robert Benayoun, Le Mystère Tex Avery, Paris : Seuil, 1988.

13 Dick Tomasovic, “Le cinéma d’animation et ses thanatomorphoses (fragments sur le monstre, la charogne, le montage et l’animation)”, dans Cinémas, vol.13, n°1-2, Automne 2002, p.143-164. Cfr aussi, Dick Tomasovic, Le corps en abîme – sur la figurine et le cinéma d’animation, Pertuis : Rouge Profond, 2006