Chap 07

Centre de l'Audiovisuel à Bruxelles (CBA), politiques d’accueil

par Muriel Andrin, ULB, février 2018

Aux côtés des ateliers d’école et de production, le projet de paysage cinématographique imaginé par Jean-Claude Batz inclut également d’autres structures fondamentales et complémentaires: les ateliers d’accueil. Faisant reposer leur pratique et leur philosophie sur d’autres critères que les ateliers de production ou d’école, les ateliers d’accueil privilégient depuis leur création le genre documentaire. Pour ce faire, ils combinent des possibilités d’apport financier à l’écriture, la production et la finition de projets, ainsi qu’une série de services (accompagnement, promotion-diffusion dans les festivals et les circuits culturels, la distribution) et le prêt de matériel pour le tournage, le montage, mixage ou encore l’étalonnage. Mais les ateliers d’accueil sont en réalité bien plus complexes que de simples guichets, et réduire leur intervention à une aide souvent providentielle serait une erreur. Même si l’état des choses et le contexte ont inéluctablement changé depuis l’avènement du CBA, l’appellation d’accueil de cet atelier continue à refléter les motivations initiales de sa conception.

Créé en Novembre 1978 par Henri Storck, dans la foulée du projet de Batz (qui en sera l’administrateur de sa création jusqu’en 1984) et de l’état d’esprit post-1968 qui voit naître la révolte des étudiants de l’IAD et de l’INSAS, le Centre bruxellois de l’Audio-visuel est le premier atelier d’accueil de la Communauté française de l’époque.1  A l’origine, le projet est soutenu par François Persoons, alors Secrétaire d’Etat à la Culture pour la Région Bruxelloise[2], avec l’appui d’Henry Ingberg ainsi que de Jean-Pierre Poupko et Jean-Luc Outers de la Commission française de la Culture.[3] Storck, figure emblématique de cet atelier, partage les rêves de Jean-Claude Batz en vue d’aider la production du cinéma belge à se développer. Ensemble, avec Kathleen de Bethune, ils lancent une large campagne de concertation, durant près d’un an, réunissant des cinéastes belges et étrangers comme Frederick Wiseman, Johan Van der Keuken, Benoît Lamy, des professionnels du cinéma belge, des journalistes, et des animateurs.

La décomposition de l’âme de Nina Toussaint & Massimo Iannetta – 2002

L’idée d’un atelier s’est basée aussi sur les cendres de l’Asbl « Projec » (spécialisée en prêt de matériel) qui partageait les mêmes objectifs. Les idées de Storck s’imposent : « créer un mouvement autour du cinéma documentaire, susciter un phénomène d’école, renouer avec une tradition brillante »[4] ; le CBA (Centre bruxellois de l’Audiovisuel qui deviendra ensuite le Centre de l’Audio-visuel à Bruxelles) est né et Kathleen de Béthune en prend la tête. L’ambition est claire : assurer un soutien aux œuvres originales, innovantes, articulant à la fois un point de vue personnel mais aussi une prise de position esthétique. Pour sélectionner les premiers projets, Storck s’appuie sur la vision de Jean Vigo, dont il a été l’assistant, et qui définit le documentaire comme un « point de vue documenté sur le monde », celui d’un.e cinéaste qui « après avoir mené des recherches et mûrement réfléchi son sujet, apporte au public sa part de vérité et les qualités artistiques personnelles à sa réalisation ».[5]A côté de l’aide apportée à la production, et comme le souligne Kathleen de Béthune, « dès le départ, le CBA a fait le choix d’insister sur la diffusion »[6],impliquant la nécessité de rendre visibles mais aussi d’obtenir une forme de reconnaissance pour des œuvres d’une très grande diversité, et cela aussi bien sur le plan national qu’international. Très rapidement, le CBA décide ainsi d’organiser des projections des films produits et soutenus ; ces premières manifestations appelées « Filmer à tout prix » seront ensuite poursuivies par l’Administration de la Communuauté française puis par l’atelier de production du Gsara.

S’il met en avant l’idée d’un cinéma indépendant, Storck prône également l’engagement militant des cinéastes, en vue d’engendrer un cinéma responsable. Usines en difficultés, crise de la sidérurgie, récession économique, autant de sujets qui, pour Storck, doivent refléter l’état du monde, conscientiser les spectateurs et que les cinéastes doivent aborder avec des compétences de spécialistes. La primauté est donnée aux projets documentaires, tant dans leurs formats de courts que de longs métrages. Frédéric Sojcher, dans le deuxième volume de La kermesse héroïque belge, se penche ainsi sur le cas de Manu Bonmariage, caméraman à la RTBF, à l’émission Faits divers ;« Dès 1979, Manu Bonmariage réalise lui-même des reportages pour la télévision, mais sans le CBA, Bonmariage ne serait sans doute jamais passé au long métrage. Les premiers films à recevoir un financement et à être produits par le CBA sont, en 1978 et 1979, des courts et moyens métrages, 16mm, vidéo, ou même super 8. Pour le CBA et son père fondateur Henri Storck, il s’agit de se positionner par la mise sur pied d’un long métrage documentaire. C’est ainsi, que d’un commun accord, les membres de la Commission du Centre bruxellois de l’Audiovisuel, choisissent du sujet à traiter : les entreprises en difficultés ».[7] Dans la lignée de Misère au Borinage et du« point de vue documenté », Du beurre dans les tartines (1981) voit le jour, alimenté par les réflexions et les connaissances d’André de Béthune, professeur dans le département d’économie commerciale à l’Université de Louvain qui participe au projet. Le film remporte le Grand Prix au Festival de Nyon en Suisse la même année.[8]

En réalité, l’existence même du CBA est façonnée par un constat : à la fin des années 70, le cinéma documentaire peine à (re)naître, ne bénéficiant pas de soutien dans les circuits de financements existants. Le rôle de l’atelier d’accueil est donc d’emblée crucial dans le paysage belge, tant dans son inscription historique que dans ses pratiques puisqu’il bénéficie de plus grands moyens financiers que les ateliers de production. Optant pour un décloisonnement, mais se distinguant des missions d’intervention sociale ou d’éducation permanente des autres ateliers, le CBA accueille les projets d’étudiants d’écoles de cinéma, de professionnels, notamment de la télévision, mais aussi d’autodidactes. Il pallie, en partie, à l’énorme enjeu de l’accès au matériel. Très rapidement, il définit également l’indispensable relation entre trois partenaires essentiels (auxquels viennent aujourd’hui se greffer les fonds privés ou encore les coproductions internationales) : les 3 pôles que sont la télévision, le ministère et les ateliers. La télévision représente en effet non seulement une aide financière pour certains projets, mais permet également de diffuser les œuvres (comme c’est le cas du programme« Carré noir » de la RTBF durant de nombreuses années). Enfin, au fil des années, le CBA doit redessiner les contours de son identité en fonction des fluctuations du paysage audio-visuel. Si on le retrouve, dans un premier temps, sous l’appellation d’atelier de production, il devient en réalité un atelier d’accueil. En 1998, à l’issue d’une discussion avec les producteurs indépendants devenus plus présents dans la production documentaire et avec l’accord de la Communauté française de Belgique représentée par Micheline Créteur, l’atelier doit renoncer à la production de films, devenant définitivement coproducteur des projets sélectionnés.

Si les dénominateurs communs des œuvres produites par les ateliers de production sont difficilement définissables, ceux qui relient les projets aidés par le CBA semblent encore plus aléatoires puisque résultant non pas d’une ligne éditoriale mais bien d’un système d’aide au cas par cas. Pourtant, ce qui frappe à la vision des films est paradoxalement le sentiment de cohérence qui s’en dégage. Les œuvres coproduites par le CBA brassent les questionnements du genre documentaire, illustrant ses variations et ses préoccupations de fond et de formes. Au travers de ces films et de leur sélection, le CBA se confronte aux questions soulevées par les révolutions sans fin du genre, comme l’explique déjà Jean-Claude Batz en 2001 :« Le problème du rapport de l’auteur à la réalité s’est avéré d’emblée un problème central dans leurs débats et dans leurs choix éditoriaux. Quelle place, quel rôle reconnaître à la personne, à la personnalité, à la préméditation de l’auteur dans cette démarche de« composition » de/avec la réalité qui aboutit à ce que l’on a appelé les documentaires de création ».[9] Ainsi, ces œuvres participent à la construction d’une ligne historique, presque narrative, du documentaire ou du cinéma du réel – des premiers films ethnographiques jusqu’aux formes frôlant la fiction et aux reconstitutions factices qui remettent en question les fondements de la captation. Même si le CBA ne naît qu’à la fin des années 70, les films repris dans leur catalogue recréent l’évolution des pratiques documentaires depuis leur naissance, et leur constant repositionnement esthétique – chaque sous-genre s’envisageant en réaction à ce qui le précède.

La cartographie établie par le CBA durant les 40 ans de son existence reflète donc une ligne du temps ainsi que l’évolution des pratiques audiovisuelles et des bouleversements de la société. Si certains cinéastes se sont plus spécifiquement tournés vers la fiction (comme c’est le cas par exemple pour Luc et Jean-Pierre Dardenne ou Michel Khleifi) ou ont oscillé entre les formes (comme Chantal Akerman), d’autres ont continué à explorer le documentaire pour témoigner des tumultes passés ou en cours. Inventaires de la planète, portraits, instantanés sociaux et politiques, s’inscrivent dans des documentaires ethnographiques, historiques, mais aussi personnels où la captation et la révélation du réel côtoient la nécessité essentielle de nourrir une mémoire à l’identité humaine. Cette fonction mémorielle – une mémoire ponctuelle, fragmentaire – permet, comme l’explique Pierre Bourdieu à propos de la photographie,« d’aider à surmonter l’angoisse suscitée par l’écoulement du Temps, soit en fournissant un substitut magique de ce que le temps a détruit, soit en suppléant aux défaillances de la mémoire et en servant de point d’appui à l’évocation des souvenirs associés, bref, en donnant le sentiment de vaincre le temps comme puissance de destruction ».[10]

Le documentaire semble donc se caractériser par l’idée de capter un monde en perpétuelle disparition. Ainsi, Sur les traces du renard pâle de Luc de Heusch (1983) produit par le CBA, se construit sur la volonté de pallier à des éléments soumis à cet effacement inéluctable ; le célèbre ethnologue Marcel Griaule (qui revit ici à la fois au travers des images captées, mais aussi des récits de ses collaborateurs et de ses héritiers dont sans aucun doute le plus célèbre, Jean Rouch), tout comme les rites de création du monde au pays Dogon filmés et étudiés par Griaule lui-même. Prenant comme point de départ l’idée d’un portrait de Griaule, suivant son parcours puis ses expéditions au pays dogon, le film s’ouvre progressivement sur la cosmogonie dogon mais aussi sur un double portrait lié par le temps (celui de Griaule et de Rouch), puis une réflexion plus complexe impliquant et questionnant de front les pratiques du cinéma du réel. Comme l’exprime Rouch, de Heusch s’engage à son tour dans un« cinéma de questionnement et d’observation, de recherche. Cinéma de grande patience dont la désinvolture n’est qu’apparente. Fidèle à la pensée Dogon, il abolit la frontière entre le réel et l’imaginaire – cinéma de fiction ». Filmant Rouch déambulant dans le paysage africain,
« le premier théâtre du monde », de Heusch révèle à son tour, après les Dogons, Griaule et Rouch, et dans une même continuité d’esprit, la parole orale aux hommes.

Allô Police de Manu Bonmariage- 1987

Ce que montre également de Heusch dans ce double portrait, c’est l’idée paradoxale que l’on se reconnaît dans ce qui est proposé par le documentaire à travers l’idée de semblable (identification, empathie, miroir) mais aussi d’altérité (ce qui est autre, différent de nous). Interrogé sur sa pratique documentaire, Raymond Depardon explique que« la caméra doit jouer un rôle de miroir, et non pas de window, comme disent les anglais. Fenêtre ou miroir, c’est l’alternative. Moi je dis qu’elle doit être un miroir : réflexion, réciprocité… ».[11] C’est cette réciprocité (à la fois dans le semblable et dans l’altérité) qui se construit à la fois dans Allô police de Manu Bonmariage (1987) et Je suis votre voisin de Karine de Villers et Thomas de Thier (1990). Si Manu Bonmariage choisit d’ouvrir son film sur un inventaire chiffré et impersonnel des habitants, usines, commissariats de Charleroi, ville industrielle, dans les années 80, il bifurque très vite sur les réalités personnelles et tragiques qui se cachent derrières ces données. Un étrange contraste s’établit ainsi d’emblée entre l’objectivité toute relative des informations et le plan d’ouverture ; elle d’une patrouille de police qui roule dans Charleroi sur une musique d’orgue presque incongrue. Ce sas plonge le spectateur au-delà des apparences, dans le constat d’une réalité sociale dramatique et de son vécu quotidien ; la caméra s’introduit chez les gens, avec les policiers, dans des espaces exigus, au cœur de l’intimité des foyers et des conflits. Comme le décrit précisément Geneviève Van Cauwenberge, « La caméra exerce un impact sensible sur la parole des protagonistes, elle sert de catalyseur de leur récit de vie, elle les amène à se mettre en scène, à des degrés divers et à révéler une part d’eux-mêmes »[12] Une fillette laissée seule dans une maison, des conflits de voisinage dont la violence détruit les êtres, les violences conjugales ; face à ces situations où le dialogue et la communication deviennent impossibles, les policiers ne peuvent qu’écouter, leurs tentatives d’aide ou de moralisation laissées sans aucune suite constructive.

Si Allô Police, produit par le CBA, crée un trouble, c’est qu’il renvoie systématiquement à notre humanité et à nous-même (au semblable), malgré une altérité systématique qui nous est présentée à l’écran (la différence). Cette double impulsion s’inscrit dans le regard de la fillette, se cachant derrière un adulte, dans les regards lancés en biais ou dans leur frontalité. Dans cette conscience du dispositif, le film nous interpelle et devient ce qui nous regarde. C’est aussi le cas dans la mise en place des personnages de Je suis votre voisin. Le film évoque Daguerréotypes d’Agnès Varda, dans lequel la cinéaste filmait ses voisins de la rue Daguerre et leur ‘dressait le portrait’ dans un plan fixe et frontal. Dans la même idée de proximité et de frontalité, Karine de Villers et Thomas de Thier réalisent une série de portraits d’habitants qui occupent des maisons près de la place Flagey à Bruxelles. Dans ces vignettes hautes en couleur où chacun s’exprime avec liberté, les cinéastes confrontent les habitants dans leur identité, leur quotidien et leurs opinions, les filmant en plan fixe devant leur maison. Le semblable et le différent créent une nouvelle fois des mouvements contradictoires. Les querelles de voisinage éclatent au grand jour, les poncifs d’un racisme évident s’immiscent dans les discours (on remarque que les ‘étrangers’ sont de plus en plus nombreux, qu’ils investissent le quartier), les singularités se lisent dans les vêtements (le maillot de rugby, le travestissement), les poses ou les actions (Léonardo qui chante son unique succès). Les dimensions sociales et politiques s’invitent dans la diversité des parcours représentés mais aussi dans le vécu indicible de ces habitants figés le temps d’un instantané devant leurs maisons.

Kateb Yacine de Kamal Dehane – 1989

Au-delà de cette proximité, les films du CBA offrent aussi des miroirs d’autres réalités historiques et géographiques, mais toujours à hauteur du regard humain. Dans Kateb YacineL’amour et la révolution (1989) également produit par le CBA, et au travers d’une série de films, de photographies et d’interviews, Kamal Dehane dresse le portrait impressionniste de l’écrivain, un des initiateurs de l’indépendance algérienne et porte-parole des injustices, né en 1929 en Algérie et décédé en 1989, année de production du film, à Grenoble. Si les péripéties de la vie de Kateb racontées par l’écrivain lui-même ainsi que ses compagnons de route et ses enfants, servent de fil rouge à la chronologie narrative du documentaire, ce dernier dépasse la dimension biographique pour s’aventurer vers d’autres propositions, thématiques et esthétiques, mais aussi historiques. Le destin singulier de Kateb s’inscrit dans une Histoire en devenir, entre colonialisme et volonté d’indépendance où les événements redirigent l’individu. Cette dualité entre histoire personnelle et collective trouve son incarnation dans une image récurrente du film. Ce dernier est en effet hanté par la figure d’une femme pieds nus et habillée de blanc qui déambule le long de la côte et dont le corps et le visage ponctuent les étapes du récit, le réalisateur s’engage aussi à incarner les propos et la pensée de Kateb de façon symbolique. Cette femme sans nom et insaisissable est tout à la fois : la cousine mariée dont le jeune Kateb tombe fou amoureux, l’héroïne de son livre le plus célèbre (Nedjma), une figure fantasmatique et idéalisée, mais aussi la représentation de la mère patrie, l’Algérie – inatteignable, toujours rêvée. A la fin du film, Dehane montre à quel point Kateb est défini par ces images féminines ; trois plans fixes se succèdent – celui de la femme au voile blanc, celui de Kateb qui fixe la caméra, et la photographie en noir et blanc du visage de sa mère, gagnée par la folie à la fin de sa vie.

Mais le portrait n’est pas que celui d’un seul homme ; il est aussi le récit d’autres destins et de problématiques terriblement actuelles qui traversent le film. Au-delà du rendu un peu daté, ancré dans les années 80, Dehane se fait l’écho ici de la trajectoire nomade de celui qu’il nomme« l’écrivain errant algérien » au début du film, après avoir énuméré toutes les villes par lesquelles il est passé durant son existence. Les propos de Kateb sont ainsi imprégnés par la confrontation à la colonisation (l’intégration d’une langue mais aussi d’une culture, quitte à ne plus savoir communiquer avec sa propre mère kabyle), l’enfermement physique et psychologique (à l’école, en prison) mais aussi le nomadisme qui désoriente et force l’individu à trouver un lien privilégié avec ce que l’on a quitté (« quand on quitte son village, on y pense plus que quand on y est (…) Quand on quitte son pays, on le perd de vue… et quand on y revient, on est perdu ; on devient étranger dans son propre pays »). Nulle surprise dès lors que le réalisateur accompagne le mouvement– celui des voitures et des visiteurs dans la nuit au début du film, celui de la femme qui marche, mais aussi de Kateb qui s’éloigne sur le chemin à la fin du film ; le mouvement, mais aussi la marche sont à l’origine des idées de Kateb, de la création mais aussi de la liberté. Pour Thierry Davila, la déambulation « (…) est une mise en forme d’images dont l’addition métamorphose le donné, et, comme lui, elle est un agencement, une transformation en marche, un processus de production, une manière de faire ».[13] Le film tente de traduire à son tour ce mouvement perpétuel et créatif (qui ressemble parfois à une fuite sans fin), d’un homme qui, comme il l’écrit lui-même, « aime à chahuter le silence en jeune homme que je suis ».


Le rêve de Gabriel de Anne – Levy – Morelle – 1966

Autre personnage fascinant, surgi d’une période d’après-guerre et de rêves d’ailleurs, Gabriel de Halleux sert de figure tutélaire au film d’Anne Levy-Morelle, Le rêve de Gabriel (1996). Le film s’ouvre sur ces mots : « Il était une fois un homme, Gabriel. Cher Gabriel… ». Façonnant le récit sous forme d’une lettre ouverte à son personnage absent, la réalisatrice reconstruit son parcours insensé, mais aussi la réalité du quotidien au travers d’images d’archives et de témoignages de sa femme, de ses enfants entraînés dans le sillage tout à la fois inspirant et écrasant du père. Elevé dans une foi austère, catholique pratiquant, ingénieur dans une grande usine, père d’une famille nombreuse créée avec Marie-Antoinette, et menant une vie sans manques apparents, Gabriel devient un homme pris dans le tourbillon de l’exil, celui qui laisse derrière lui la Belgique pour se reterritorialiser dans la Patagonie chilienne. Paysages hallucinants mais pratiquement inhabitables, faits de marais et de forêts denses, balayés par un vent qui rend fou et dont les couleurs aveuglantes explosent face aux tonalités grises des documents liés au passé belge. Investissant dans l’idée d’une« épopée authentique » en tant que genre à part entière, Anne Levy-Morelle tente de saisir cet homme qui se réinvente et qui traverse les images des home movies, se dévoile au travers du puzzle des fragments de récits. Au-delà du personnage, elle touche en réalité au rêve d’un homme qui va arracher les siens à leurs racines et entraîner toute sa famille dans une lutte sans fin et mortifère. Mais derrière l’individu, se dessinent à la fois l’état d’esprit historique d’une époque et la volonté de nombreux belges de s’exiler loin de l’univers étriqué de la société européenne d’après-guerre. Les décisions unilatérales, les obsessions d’un chef de famille pèsent sur le destin d’êtres forcés de s’adapter à sa vision mais qui, eux, ont survécu, et racontent au présent, depuis le confort de leurs salons bruxellois, les doutes, la folie, la survie.

La décomposition de l’âme de Nina Toussaint & Massimo Iannetta – 2002

La double inscription individuelle et collective d’un pan de l’Histoire réprimée et à réécrire, motive sans conteste le film de Nina Toussaint et Massimo Iannetta, La décomposition de l’âme (2002). Filmé en 35 mm et en Beta Digital, coproduit par le CBA, la RTBF, Arte, NDR, et le Filmförderung Hamburg, le film dresse le portrait sans concession d’une prison préventive de la Stasi, lieu-fantôme n’apparaissant pas sur les cartographies de Berlin-Est : le centre de détention Berlin-Hohenschönhausen. Le témoignage d’un couple qui y a été incarcéré durant de très longues années, permet au spectateur d’infiltrer physiquement le processus de décomposition minutieux et terrible d’un régime répressif et sans éthique. Le film oscille perpétuellement entre les voix personnelles et officielles, voix de la mémoire et celle du pouvoir, pour mieux démontrer l’impact d’une violence qui se subit au quotidien. On pénètre dans les rouages du discours implacable de la Stasi et de leur dictionnaire du pouvoir qui établit, entre autres choses, le sens de la décomposition dont le but est la« fragmentation, paralysie, désorganisation » des êtres, pratiquée« par les collaborateurs non officiels » – des informateurs placés avec les prisonniers et dont le double rôle cherche à user ces derniers. La parole (fragmentaire, subjective, nécessaire car motivée par l’obsédante question« qui m’entendra si je me tais ? ») sert ici à réactiver la mémoire, à faire revivre les rituels les plus éreintants (l’interdiction de se coucher, de s’appuyer contre les murs, les contrôles incessants la nuit) ou les déchirements les plus profonds (la séparation avec le fils, soigné en Allemagne de l’Ouest). Les lieux de l’enfermement (les cellules, les couloirs, les murs), filmés au temps présent, sont à la fois dépouillés de toute trace et investis par les récits et les corps. Au final, paroles et lieux combinés provoquent l’imaginaire du spectateur qui investit les espaces vides par ce qui est décrit et s’imagine, dans le menu détail, l’anéantissement progressif d’une génération.

Saya & Mira, rêves perdus de Jasna Krajinovic – 2002

La révélation d’une réalité historique qui écrase l’humain et dont l’opinion internationale semble choisir d’ignorer l’existence, fait également partie intégrante de Saya & Mira de Jasna Krajinovic (2002). Durant la guerre en Bosnie, les habitants sont systématiquement chassés de chez eux et regroupés en ethnies ; les accords de Dayton prévoient leur retour dans leurs propres maisons mais celles-ci ont souvent été détruites ou sont occupées par d’autres. Dès lors, les habitants sont expulsés, laissés à la rue ou vivent comme des réfugiés dans des espaces qui ne sont pas les leurs alors qu’ils possèdent des terrains ou des biens. Le choix de l’angle se pose une fois de plus sur l’humain ; le film est l’esquisse en miroir de deux femmes dans cette Bosnie d’après-guerre. De façon signifiante, c’est la voix de la réalisatrice qui introduit le film, dressant, au-delà de la fragilité, l’idée d’espoir –« C’est cet espoir, cette précieuse et fragile lumière que j’ai voulu suivre ». Elle vit (et filme) au plus proche du quotidien de Saya, une femme marquée par l’âge et l’usure, dans l’espace qui lui a été alloué ; elle la suit sur son terrain en ruines où sa maison a disparu durant les combats ; elle capte en gros plan, les mains de Saya dans son verger, le lieu où elle rêve de revenir. Dans une politique complexe des flux et des envies contradictoires des êtres plongés dans le nomadisme, la réalisatrice suit aussi Mira, jeune fille condamnée par la guerre à vivre avec sa famille à la campagne, dans l’attente d’un retour à la ville. Là où Saya se ressource, Mira s’ennuie, garde le troupeau et se projette dans un avenir autre,  loin de ce déracinement imposé, cet isolement et ce dénuement de chaque instant. Dans cette mise en miroir, se dessinent à la fois les frontières et les territoires réels et mentaux du pays filmé qui provoquent l’enfermement des habitants qui pensaient avoir échappé aux contraintes après la fin de la guerre. Mais on y devine aussi l’envie d’ailleurs d’une cinéaste, le dépassement de frontières artificiellement créées, qu’elles soient géographiques ou linguistiques.

En Lo escondido de Nicolas Rincon Gille – 2006

De portrait mais aussi de dépassement de frontières, il en est également question dans En Lo Escondido de Nicolas Rincon Gille (2006). « Ceux qui attendent dans l’obscurité » tisse le récit d’une femme au travers de ses propres paroles (son propre récit, fait sans aucun doute d’un subtil jeu de mensonges et de vérités, de renvois à la réalité ou au monde magique qu’elle choisit d’incarner). Durant les premières minutes du film, le réalisateur filme le témoignage de Carmen qui fait face au paysage. Comme elle l’explique, à 13 ans, elle passe des épreuves pour devenir sorcière mais les rate ; dans une sorte de compensation (selon ses propres mots), elle reçoit le don de prédiction. Dans des plans fixes, Rincon Gille capte la reconstitution de l’épreuve ratée proposée par Carmen seule au milieu du paysage. Le trouble suscité par le film tient à cette parole unique (et donc fragile, discutable) incarnée par Carmen dans un flot (presque) ininterrompu. Mais il émane aussi des reconstitutions de ses récits qu’elle propose à la caméra dans des plans d’ensemble; revivant l’épreuve ratée, ou encore les scènes de violence (émanant de son mari ou même de son fils), mais aussi un des accouchements particulièrement long et physiquement laborieux, Carmen réinvente ces scènes par la parole et le geste, pratiquant une forme d’exorcisme qui n’est complet que par l’entremise de la caméra et de la captation du moment et au travers duquel, comme le précise Philippe Simon« Nous commençons à voir ».[14] L’intervention de l’imaginaire reste bien évidemment matière à questionnement – jusqu’à la dernière reconstitution (la confiscation du magasin et l’humiliation par les paramilitaires qui les forcent à partir à Bogota), à laquelle son compagnon participe sans dire un mot… avant de la laisser seule face à la caméra.

Stolen Art  de Simon Backès – 2008

Au travers de personnages et de parcours individuels et singuliers, se révèlent des cartes politico-historiques de destins collectifs jusque là ignorées ou incomplètes au yeux du monde; l’Algérie et son indépendance, les secrets inavouables de la RDA, les conséquences territoriales de la guerre en Bosnie, les questions de nomadisme volontaire ou imposé. Ces films traitent de ce qui existe près de nous, à notre porte, ce qui constitue une histoire commune, faite d’individus qui, étrangement parfois, nous ressemblent. D’autres films ouvrent vers d’autres questionnements, échappant à un rapport direct au réel. C’est le cas de Stolen Art de Simon Backes (2008). Construit comme une enquête rythmée par la voix off du réalisateur, Stolen Art suit les traces d’un ‘faiseurs de faux’ tchèque, Pavel Novak. De New York à Prague, en passant par Moscou, Paris, ou l’Italie, au travers de rencontres avec des artistes, des conservateurs de musée, des critiques d’art, Backes questionne, provoque, crée le trouble, amenant dans le discours les questions de copie, de reproductibilité, d’appropriation d’œuvres par d’autres. Se mettant en scène comme protagoniste, assurant la voix off et donc la direction de son film, Backes se révèle finalement être le vrai faussaire ; toute cette construction apparaît comme un échafaudage minutieusement écrit pour remettre en question tout à la fois le réel, l’art mais aussi le genre documentaire, forme dans laquelle il s’inscrit. Face à ce faux documentaire, le spectateur ne peut que réfléchir à son propre rapport aux images qu’on lui donne à voir, aux« mensonges et vérités » déjà abordées par Orson Welles dans son complexe F for Fake en 1973.

Dans ces formes d’accompagnement proposées par le CBA, d’autres films échappent également à l’idée de ce« point de vue documenté sur le monde » pour entraîner le spectateur dans des univers singuliers. C’est sans aucun doute le cas de La fragilité des apparences d’Eric Pauwels (1995). Film à multiples pistes d’entrées et de lectures, La fragilité des apparences tient du récit raconté (celui de l’homme à la fillette, du petit homme qui voulait que l’on dessine son portrait), de l’histoire de l’art et de sa confrontation au cinéma (la projection des peintures sur la main dans le prologue du film), des hasards et des coïncidences (ceux et celles qui mettent en présence les trois protagonistes du film et qui les entraine à la campagne, à la mer, à danser sur un parking, s’enfuir d’un champ ou jouer à un deux trois soleil sur la digue d’Ostende). Enigmatique escapade cinématographique, le film de Pauwels est tout à la fois léger, spontané, travaillé, inopiné, enfantin et intriguant, intelligent.

Ces quelques points de repères d’une cartographie du CBA, révélateurs de plusieurs époques et façons d’envisager le documentaire, n’écartent pas la nécessité de se pencher sur les enjeux actuels de l’atelier mais aussi de la notion même d’accueil. Les débuts du CBA correspondent à une période où il n’y a pas d’engorgement d’auteurs et où l’esprit collectif prédomine. La situation actuelle s’éloigne très sensiblement de cette configuration ; l’explosion exponentielle du nombre des dossiers à laquelle assiste la structure (due notamment au nombre en constante croissance des étudiant.e.s sortant des écoles, mais aussi à la coexistence de plusieurs générations de cinéastes ainsi qu’à l’accès facilité à du matériel audiovisuel de qualité) rend la sélection de plus en plus difficile face à un besoin de soutien de plus en plus criant. Si les types de projets et de demandes changent au fil du temps, la qualité de dossiers déposés, tous légitimes, est de plus en plus grande. Devant cette abondance de films, d’auteurs, de cinéastes, et dans une perspective de maintien stationnaire des moyens financiers, l’idée d’accueil doit être ré-envisagé différemment. Il ne s’agit pas, selon Javier Packer Comyn, secrétaire général actuel du CBA, de servir de fonds de soutien financier à quelques films qu’une commission aurait départagé sur leurs seules qualités intrinsèques mais aussi d’apporter une expertise, un soutien en matériel, en services et un accompagnement artistique à un très grand nombre de projets de qualité, soutenus ou non financièrement.[15]

Deux enjeux semblent dès lors cruciaux pour envisager l’avenir du CBA. Le premier concerne l’évolution du matériel spécialisé dans lequel l’atelier investit. Le prêt de matériel représente une des attractions essentielles du CBA, même si l’obsolescence guette sans cesse un marché en constante redéfinition et que les subsides initialement versés ont été radicalement réduits. La charge du bon achat pèse donc sur ces décisions car le matériel doit impérativement circuler et doit également être disponible pour répondre à toutes les demandes. Une réflexion sur l’évolution du matériel et de l’optimisation de son utilisation est donc impérative et urgente.

L’autre enjeu touche en plein cœur la question de la diffusion. Au vu de la masse de dossiers déposés et des films réalisés, les préoccupations se déplacent aujourd’hui vers la question de la construction d’une audience. Pour Javier Packer Comyn, la finalité, la fonction d’un film n’est pas uniquement qu’il existe mais bien qu’il soit vu. Dans cette même perspective, Kathleen de Béthune soulignait déjà en 1997 l’impact de la diversité des projets et des modes de diffusion : « Les cinéastes et les producteurs ont donc appris à être plus précis dans leur façon de présenter un projet. Ils se demandent dès le départ à qui ils s’adressent et à qui ils ont à faire ».[16] Dans l’éclatement actuel de la réception et de notre perception profondément modifiée par les nouvelles technologies, face à cette circulation différente des médias qui caractérise notre société, comment faire pour atteindre, en fin de parcours, un public ? La cohérence du projet doit dès lors se construire en amont vis-à-vis du public, là où il se trouve. Grâce à ce public imaginé d’emblée comme faisant intimement partie de l’œuvre, le CBA cherche à créer un mouvement, un appel dans lequel se projettent les cinéastes. Comme le soulignait déjà Storck dans une interview avec Jacqueline Aubenas en 1988, le pouvoir des ateliers est incitateur :« Par la rapidité des décisions, par le dialogue avec les cinéastes, par le dégagement en temps utile des sommes. Un projet de film est une passion. Comme elle, elle s’use et est remplacée par un nouveau projet. Attendre tue. Il faut garder les cinéastes vivants ».[17]

[1] Dossier « Le Centre bruxellois de l’Audio-visuel » dans Cinergie, Webzine n°70, Mars 2003.

[2] François Persoons permettra également, en 1979, la création du Centre du Film sur l’Art.

[3] Kathleen de Béthune, “Le petite histoire du CBA”, dans Dix ans de films documentaires, Bruxelles : CBA, 1988 p.17.

[4] Entretien de Kathleen de Béthune par Jean-Michel Vlaeminck à propos du Centre de l’Audiovisuel de Bruxelles, dans Cinergie, 1/3/1997. URL: https://www.cinergie.be/actualites/kathleen-de-bethune-le-centre-de-l-audiovisuel-a-bruxelles.

[5] Site officiel du CBA, URL: http://www.doc-cba.be/cbadoc2/index.php/a-propos-de-ce-site

[6] Entretien de Kathleen de Béthune par Jean-Michel Vlaeminck, op.cit.

[7] Frédéric Sojcher, La kermesse héroïque belge. Tome 2 : le miroir déformant des identités culturelles, Paris : L’Harmattan, 2000, p. 259.

[8] Parallèlement, le CBA soutient un des premiers documentaires de Luc et Jean-Pierre Dardenne sur les radios libres, R ne répond plus (1981). Storck leur demande de travailler sur la disparition des entreprises dans le secteur de l'acier en Europe et plus particulièrement en Belgique. Pour ce projet, le CBA fait appel au scénariste français Jean Gruault ; leur collaboration donnera finalement lieu à un scénario de fiction, Vulcain chômeur, à la base de Je pense à vous (1992).

[9] Jean-Claude Batz, « Contributions à la définition et à la mise en œuvre d’une politique de la cinématographie en Communauté française de Belgique (1960-1990) », Tome 1, Janvier 2001, p. XVI.

[10] Pierre Bourdieu, « Le temps de la photographie » dans Un art moyen – essai sur les usages sociaux de la photographie, Pierre Bourdieu, L. Boltanski, R. Castel, J.C. Chamboredon, Editions de Minuit, 1965, p.33.

[11] « Questions de points de vues », dans Mensuel du cinéma, n°5, Avril 1993.

[12] Geneviève Van Cauwenberge, « Manu Bonmariage » dans Jacqueline Aubenas (éd.), DicDoc-Le Dictionnaire du Documentaire. 191 réalisateurs, Bruxelles, Communauté française de Belgique Wallonie-Bruxelles, 1999, p.108.

[13] Thierry Davila, Marcher, créer. Déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du 20ème siècle, Paris : Editions du regard, 2002, p.56.

[14] Philippe Simon, “En lo escondido de Nicolas Rincon Gille” dans Cinergie, Webzine n°118, Juillet-Août 2007, http://www.cinergie.be/webzine/en_lo_escondido_de_nicolas_rincon_gille

[15] Entretien avec Javier Packer Comyn, réalisé au CBA le 8 Septembre 2017.

[16] Entretien de Kathleen de Béthune par Jean-Michel Vlaeminck, op.cit.

[17] Henri Storck, « Propos vagabonds autour du film documentaire » dans Dix ans de films documentaires, Bruxelles : CBA, 1988, p.14